Indigène d’Eurasie

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Sharunas Bartas renouvelle son cinéma avec ce polar transeuropéen, froid et désespéré. Tourné entre Paris, Vilnius et Moscou, le film peine à trouver son équilibre.

Cinq ans après le beau Seven Invisible men, Sharunas Bartas revient… et il parle ! Révélé au milieu des années 90 par une série de films mutiques et contemplatifs (Corridor, Few of us, The House), le cinéaste lituanien a gagné le cœur d’une poignée de spectateurs fidèles, sensibles à son univers radical et austère. Ses œuvres misaient alors sur une délicate suspension du plan, un travail remarquable sur l’image et le son, tandis que l’intrigue se dissolvait dans un bain de lumière et de vodka. L’alcool coule toujours dans Indigène d’Eurasie, et la photographie impressionne une nouvelle fois. Mais le réalisateur a changé son fusil d’épaule et développe ici un récit classique, tout en respectant un genre très codifié. Plus accessible, son dernier film marque sans doute une évolution dans sa méthode. 

L’ouverture surprend : en 2005 nous quittions Bartas dans les plaines sauvages de Crimée ; nous le retrouvons aujourd’hui dans le port de l’île d’Yeu. Les paysages déserts et oniriques de son dernier long métrage laissent place à un cadre familier, aisément identifiable. Pendant que la caméra aborde le rivage, l’auteur-acteur prend en charge la narration par un monologue en voix off, dressant le bilan fatigué d’une vie de délinquant : « La vie est courte. On peut dire que la plus grande partie est déjà passée. Je ne m’en suis même pas aperçu… ». Prononcés en français, avec un fort accent, ces aphorismes désabusés installent un ton mélancolique, comme si Bartas, à travers son personnage, jetait un regard distancié sur sa propre carrière. En troquant le silence pour la parole, en quittant son pays d’origine pour une terre d’adoption – la France lui a souvent réservé un bel accueil critique – il semble également au seuil d’une nouvelle vie : le trajet du héros épouse alors son parcours de cinéaste, entre deux âges (46 ans au compteur), entre deux mondes (Est, Ouest). De toute évidence l’Indigène d’Eurasie, c’est lui – et personne ne s’étonnera de le retrouver à la fois au scénario, au cadre et dans le rôle principal.
 
 

 

« Je voudrais encore une fois inspirer profondément, vivre normalement. » Voilà le programme : comme tant d’autres gangsters avant lui, Gena aspire au repos et veut se retirer des affaires. Encore un dernier travail, et il s’installera en France avec sa petite amie. Pas si facile pourtant de quitter le métier quand vos partenaires vous doivent des comptes. Il lui faudra régler quelques dettes, commettre des crimes et prendre la fuite pour atteindre enfin un horizon plus clair… à moins que ses ennuis l’attendent au bout de la route. Sur cette trame archi-rebattue, Bartas assure le minimum syndical en se pliant aux scènes réglementaires : tuerie nocturne, affrontement tendu avec les policiers, traversée périlleuse des barrages en voiture… Ses qualités de mise en scène éclatent dans ces moments de bravoure, qui lui permettent de revenir aux fondements de son cinéma (étirement de la durée, jeu de regards, violence sèche) en les confrontant aux clichés du film noir.

Visage émacié, mine sombre, le cinéaste traverse son film comme un fantôme, entraîné malgré lui dans une suite de péripéties fatalistes. Autour de lui, deux jeunes femmes – une brune, une blonde – évidemment sublimes, se partagent son amour d’une ville à l’autre, incarnant deux pôles d’attraction sexuelle et identitaire (la France, la Russie). Comme Gena, le film répond à des désirs contradictoires, tentant le grand écart entre film policier et film d’auteur, chronique sentimentale et méditation politique. Schizophrénie d’une coproduction internationale, tournée entre France, Russie, Lituanie et Pologne, qui provoque malheureusement un certain déséquilibre. Plutôt à l’aise lorsqu’il filme son pays, Bartas se montre assez pataud dans les séquences parisiennes. Les dialogues français sont empreints d’une artificialité gênante, accentuée par un casting bancal : le jeu outré d’Elisa Sednaoui, issue du mannequinat, se révèle vite insupportable, contrastant avec l’interprétation plus crédible de sa rivale Klavdia Korshunova.

Sortir du silence tenait de l’exploit pour Bartas, alors parler d’un seul coup plusieurs langues relevait de l’impossible. Le film souffre de cette absence d’unité, même si le cinéaste tente de relier l’ensemble par un système de rimes visuelles : à chaque départ de Gena, de longs panoramiques s’attardent sur les villes, dessinant au final un tableau fragmenté de l’Europe urbaine, aux trottoirs désespérément gris et uniformes. Dans le genre road-movie cafardeux, Indigène d’Eurasie fait preuve de moins d’invention et de force que le récent My Joy de Segueï Loznitsa (remercié au générique). Trop sérieux, il manque de souplesse et de légèreté pour emporter l’adhésion. Loin de tout radotage, cet essai constitue tout de même une étape importante pour Bartas – comme la première esquisse d’une nouvelle veine, dont la direction reste à déterminer. 
 

 

Titre original : Indigène d'Eurasie

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Durée : 110 mn


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