In Fabric

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Si d’aventure, on cherchait à explorer la zone floue qui se situe à la frontière entre horreur, expérimental, fantastique, et thriller, on ne pourrait que s’intéresser à la filmographie de Peter Strickland.

In Fabric, son quatrième long métrage, crée une fois de plus un univers clos, presque intime, peuplé de personnages étranges, sujets à autant de fantasmes et de d’histoires glauques, où s’épanouissent des rêves sordides et merveilleux. Au centre de l’intrigue, une magnifique robe rouge, vendue dans une étrange boutique pendant la période des soldes. Ensorcelée par les vendeuses, le vêtement marque ceux qui ont le malheur de le porter, et leur réserve un sinistre destin.

In Fabric, pour aider à l’identifier, peut être rapproché d’une tradition : celle des « objets maudits », qui sont une catégorie de film à part entière, avec des codes et des références. La menace ne s’y incarne pas seulement dans un personnage, bien que l’on en retrouve toujours un plus tard, mais prend une forme simple, que l’on rencontre quotidiennement, alors sous un aspect distordu, perverti. Que ce soit le livre d’Evil Dead, la boite du film Possession, la cassette VHS de The Ring, ou même le jeu de Jumanji, ces objets exercent d’abord sur nous une fascination, de l’intérêt pour leur nature singulière, puis une crainte, et enfin de la peur. Ces formes ordinaires, dont on pense tout savoir, se révèlent imprévisibles, habitées par une force extérieures, elles recèlent finalement une part d’inconnu, une facette obscure qui fait naitre notre crainte à son égard. Mais In fabric n’a pas réellement vocation à nous faire peur. La volonté du réalisateur est de nous plonger dans une angoisse bien plus ténue et diffuse, avec laquelle cohabite une grande dose de fascination. Ici, pour le spectateur, la robe conserve un caractère enchanteur. Nous avons bien conscience du caractère absurde d’une robe tueuse, et le film ne prétend pas nous convaincre du contraire. Cependant, sa poésie plastique ne peine pas à captiver notre regard et notre intérêt. Elle est mise en valeur, sublimée par la réalisation de Peter Strickland, qui la filme comme une créature merveilleuse. C’est un objet de regard, de luxe, une parure, une sorte de pantoufle de vair mais qui finirait par vous broyer le pied.

Tradition symbolique

Il est intéressant de remarquer qu’au cinéma, les objets autonomes sont à liés à la couleur rouge : Les Chaussons rouges (1949) du duo Powell et Pressburger, le Ballon rouge de Lamorisse (1956), ou la voiture de Christine (1983). Cette couleur renvoie bien entendu au sang, avec toute son ambivalence. Elle incarne tour à tour le désir, la passion (qui en l’occurrence fait défaut), le cœur qui bat plus vite, le sang qui bout sous l’effet de la colère ou de l’amour, sur lesquels finit par l’emporte la violence, le sang qui s’échappe et qui souille la vue, l’espace et les personnes qu’il touche. « Les objets partiels, au sens d’organes sans corps, sont fascinants », nous dit le philosophe Slavoj Zizek dans son Pervert’s guide to cinema. Selon lui, « ils incarnent ce que Freud appelle la pulsion de mort. […] la dimension de ce que, dans les romans de Stephen King, on appelle la dimension du non-mort, du mort-vivant, de quelque chose qui reste vivant, même après sa mort. » Peter Strickland s’inscrit directement dans cet héritage, et sa robe s’est sans doute échappée de la nouvelle de Poe, Le Masque de la mort rouge, où elle sert de vêtement à une personnification du morbide.

La magie du discours

La boutique en solde qui brade la fameuse robe est tenue par d’étranges femmes qu’on ne peut s’empêcher d’associer à des sorcières, habillées à la mode gothique et dont le maquillage fait ressortir un regard pénétrant et un sourire carnassier. On sent leur dialogue écrit avec beaucoup de malice, car à chaque fois qu’elles ouvrent la bouche, c’est pour nous noyer sous les phrases alambiquées, dont le fond est simple mais dont la forme est brouillée. Leurs arguments de vente ne nous parviennent qu’à demi, et comme les personnages, nous ne comprenons que l’idée générale des répliques, comme pour permettre à un autre sens sous-jacent de pénétrer dans notre inconscient. Les clients éperdus tombent dans le piège, et se bousculent toujours plus nombreux à l’entrée du magasin, avant l’ouverture. Mais avant de passer les portes, ils sont soumis à nouveau à l’étrange rituel performé par les vendeuses, qui les pressent d’entrer, en quelques gestes répétés avec ferveur. Ce même rituel sert de publicité au magasin, et s’infiltre jusque dans les foyers par le biais presque mystique de la télévision. Plus tard, d’autres éléments viennent confirmer ce pouvoir du discours, de manière presque comique tant elle est appuyée par le jeu des acteurs.

Dissonances visuelles

N’hésitant pas à s’étirer dans la longueur (les deux heures du film se ressentent), In Fabric multiplie les effets sonores et visuels, parfois avec un peu de maladresse mais souvent beaucoup de beauté. Jouant avec les voix, les cris et les bruitages, avec la même déconstruction et le même goût pour la bizarrerie que l’on pouvait déjà voir dans Berberian Sound Studio, le réalisateur élabore un univers cinématographique tamisé, peuplé d’échos et de rêves sibyllins, de fantasmes perturbants et d’une étrange douceur. Il se livre même à des séquences de collages et d’images arrêtées, dont l’astuce rappellera celle du réalisateur William Klein. La photographie tout particulièrement soignée offre à l’image une portée haptique, elle fait ressortir les textures, celle de la robe bien évidemment, légère, douce, aérienne, volatile, mais aussi celle des tentures, du papier griffonné, du satin, … Beaucoup de soin également dans les décors, les costumes et les accessoires, que nous laisse apprécier la mise en scène. L’expérience demandera de passer du temps dans la salle de cinéma, mais le voyage mérite d’être entrepris.

Tout en se rattachant à une tradition de film d’horreur, In Fabric creuse son propre sillon, mélangeant expérimentation, esthétisme et angoisse. On appréciera également, si le film a su plaire, The Editor (2014) par Adam Brooks et Matthew Kennedy, et L’étrange couleur des larmes de ton corps (2013) par Hélène Cattet et Bruno Forzani. A voir également, les autres films de Peter Strickland, The Duke of Burgundy (2015), Berberian Sound Studio (2012), et Katalin Varga (2009).

Titre original : In Fabric

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Durée : 118 mn


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