« Il nous filme »
En Géorgie, dans un village d’expatriés tchétchènes, Déni Oumar Pitsaev vient voir le terrain que sa mère lui a acheté pour qu’il y construise sa maison, en tant que tchétchène. Comme il vit en Belgique depuis qu’il a fui le pays enfant, le quarantenaire hésite et va à la rencontre des habitants du village. Il est bientôt rejoint par sa mère, puis par son géniteur, sans que l’un ou l’autre se croise. De facture classique, Imago représente ainsi directement le point de vue de son auteur, lui-même en immersion dans cette communauté. Et il n’hésite pas à laisser voir les instants durant lesquels les villageois croisés questionnent justement le fait qu’ils soient filmés. Un questionnement à l’écran assumé gage d’authenticité et qui donne au film des airs d’improvisations, d’œuvre en train de se faire alors qu’on la regarde. Ce qui a donc pour effet de l’ancrer dans une spontanéité permanente particulièrement prenante.

Ainsi sont-ils
De plus, l’auteur procède sans didactisme, bannissant toutes contextualisions ou explications sur la situation ou la culture qui soient extradiégétique. Seules les diverses conversations entretenues au cours du film informent ou apprennent au public. Donc, pas de voix off, ni de cartons titres, juste l’auteur à l’écran au temps présent. Un procédé qui, outre l’immersion, a pour avantage d’offrir les personnages croisés tels qu’elle au regard. Ce faisant, le film expose un extrait, un échantillon, d’une culture qui se vit elle-même hors de ses terres, déracinées suite aux deux atroces guerres perpétrées par la Russie à son encontre. Cela permet d’observer les particularités de l’identité tchétchène de façon objective et vierge de toutes hagiographies, de toutes morales ou de critiques : au spectateur d’interpréter la forte présence de la religion et la séparation homme/femme manifestement rigide comme il l’entend.

Dans l’entre-deux
Mais cela permet surtout à l’auteur de projeter son public dans un monde étranger et inconnu comme il l’est partiellement pour lui aussi. Car Imago n’est pas tant un film ayant pour sujet la vie communautaire que les questionnements intimes de son auteur. Un auteur ballotté entre le monde qui l’a vu naître, pour lequel il a un authentique attachement sentimental, et l’ouest où il a grandi après la guerre. Ainsi, au cours des discutions et à mesure que le film se déroule, le décalage entre la vie du réalisateur et celles de ses compatriotes transparaît, tantôt ironiquement, notamment lorsqu’il montre le plan de la maison de ses rêves jurant avec l’ambiance du village, tantôt de façon angoissante, dans la mesure où chaque personne qu’il croise ne cesse de le renvoyer à ses origines ethniques sans prendre en compte la part occidentale de son identité. Ils le considèrent entièrement comme l’un des leurs, malgré sa confusion intime et manifeste.

Pas comme les autres
Souvent tourné en plans rapprochés ou dans les somptueux paysages montagneux du sud Caucase, la présence physique de l’auteur à l’écran : chétif, petit, au gabarit de crevette jurant avec celui des hommes du village (tout en muscle), aux mouvements incertains face à l’assurance des messieurs lorsqu’ils sont en groupe tandis que lui semble un solitaire, son incapacité à faire feu avec une arme, accentue l’effet de décalage du personnage avec son environnement culturel. Cela augmente aussi la désynchronisation avec ses proches, notamment sa mère qui, elle, refuse de voir l’évident : son fils n’appartient pas à ce monde au point où elle le souhaite. En montrant tel qu’il le fait les répercutions sur l’identité intime, d’un drame global touchant tout un peuple, et la façon dont il est toujours actif, le réalisateur donne une véritable aura tragique à son film, qui accentue l’empathie du public à l’égard de son sujet.

Dur et doux
Qui plus est la régularité avec laquelle les personnes rencontrées définissent l’auteur comme un tchétchène malgré ses doutes tend, avec sa régularité, à générer une oppression auprès du public. Une oppression elle-même accentuée par les cadres serrés du film, mais qui est toutefois compensée par son esthétisme. Car, plastiquement parlant, la lumière est magnifiquement gérée pour transmettre avec justesse les éclairages de montages, à la fois puissant et doux. Cette bonne gestion permet tout à la fois de saisir la rusticité de visages portant en leur sein les traces de traumas passés, et la poésie d’une forêt sauvage et verdoyante, gorgée de vie comme de couleurs. Des couleurs fortes et vibrantes aux tons jaunes, bleues ou vertes, qui font sentir la force et la dureté immanentes au milieu.

Malgré tout
Imago dispose, grâce à son montage notamment, d’une forme de calme et de douceur entrant en contradiction avec la dureté d’un passé qui, malgré le fait qu’il détermine le destin de la communauté et de l’auteur, peine à émerger clairement au travers des mots, car trop dure et toujours à vif. La rugosité et la délicatesse de ce beau documentaire, qui n’est pas de création, mais plutôt un portait franchement réussit, donne ainsi à voire simplement une identité meurtrie et morcelée. Celle d’un homme et d’un peuple, dont la plus grande des victoires consiste en ce qu’elle existe toujours malgré tout. Et fatalement, l’évocation de ces guerres atroces et bien trop oubliées, ne peuvent qu’évoquer ou faire échos au conflit ukrainien actuel. Raison de plus pour aller voir ce film.




