Ilo Ilo

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Plus près de Truffaut que de Weerasethakul, la Caméra d´Or 2013 nous offre une tendre réflexion humoristique sur la famille dans la crise des années 1990.

Après deux courts métrages – Ah Ma (2007) et Lighthouse (2010) -, Anthony Chen reçoit à la quasi-unanimité la Caméra d’Or à Cannes en 2013 pour son premier long métrage, Ilo Ilo. Singapourien, ce qui n’est pas rien, on voit bien que le jeune réalisateur a été nourri au lait du cinéma extrême-oriental. Il confie en dossier de presse adorer Hou Hsiao-hsien, Edward Yang, Kore-eda et Ang Lee. Même s’il avoue ressentir l’influence du Truffaut des 400 coups (1959), on pourrait tout aussi bien aller trouver dans son style la patte d’un Ozu, ne serait-ce que pour les petits riens de la vie. Les Français, en effet, même s’ils ont coproduit ce film, seraient bien incapables de filmer avec autant de naturel un homme qui pisse sur la lunette des WC ou une femme enceinte qui entre dans son appartement et court vomir dans la cuvette. Ici, le corps existe même s’il n’exulte pas vraiment et Anthony Chen, malgré son jeune âge (il est né en 1984), sait montrer comme personne l’étirement surréaliste et terrifiant du temps de l’enfance entre l’école, la maison et le néant dans une famille aisée de Singapour en train de chuter de son piédestal en raison de la crise de la fin des années 1990 qui a frappé les pays asiatiques. Pas de quoi en faire un drame, mais le film, même sans être un chef-d’œuvre, donne à voir ce que peu de films parviennent à faire : la vie dans ses menus détails, sans que le spectateur ne s’ennuie. Au contraire, comme dans une comédie à l’italienne, le drame qui sourd peut faire à la fois sourire et pleurer.

C’est, en fait, une façon de parler : on ne pleure pas vraiment à la vue de ce film, alors que le spectateur se demande in petto ce que peut bien vouloir dire le titre. C’est simple, il suffit de le savoir pour éclairer le propos de son réalisateur. Le titre du film trouve ses origines dans la jeunesse d’Anthony Chen, dont la nourrice venait de la province d’Ilo Ilo aux Philippines. Le film est en grande partie autobiographique, comme Les 400 coups du reste, et raconte l’histoire de deux laissés-pour-compte : Jiale, un enfant turbulent et quelque peu méchant, peu aimé par ses parents trop prisonniers de leur métier et qu’ils confient à une jeune Philippine, Teresa, qui a laissé son bébé à sa sœur pour tenter de venir gagner sa vie à Singapour. Prise en otage par la mère de famille, enceinte, froide, manipulatrice et qui commence par lui confisquer son passeport pour qu’elle ne leur échappe pas, Teresa dite Terry va dormir sur un matelas en contrebas du lit de l’enfant terrible de neuf ans dont elle a la charge et qu’elle va finir par chérir.

 

 

Passant de la violence des premiers contacts qui rivalisent en fait avec la dureté de « l’horreur économique » qui commence par déchirer le pays (la mère a en fait pour métier de rédiger des lettres de licenciement dans son entreprise, tandis que le père va lui-même en subir un dans une autre entreprise), les relations entre l’enfant et la femme immigrée vont devenir de plus en plus tendres et confiants comme si Jiale trouvait en elle une mère plus aimante, meilleure cuisinière, présente et bonne conseillère. Inversement, Terry retrouve en lui, dans ces moments pudiques et naturalistes où elle le douche par exemple, la présence de son enfant qui lui manque. Finalement, touchés de plus en plus par la crise et le manque d’argent, les parents, souvent traités à la manière de Scola (notamment le père qui fume en cachette comme un deuxième gosse de la maisonnée), vont devoir licencier et renvoyer dans son pays la nounou, au grand désespoir de Jiale qui lui coupera une mèche de cheveux en souvenir de leur parfum qu’il disait détester. Dans la scène de séparation à l’aéroport, elle n’aura que quelques mots pour Jiale, mais qui diront avec profondeur toute la tendresse que cette aunty (comme le réalisateur appelait lui-même sa propre nounou) retenait en elle, alors que la vraie mère ne sait elle que gronder et punir : « Apprends à te respecter ». On croirait entendre Épictète. 

À part nous raconter ses souvenirs d’enfance (ce qui en soi n’est pas très original), et même si le film est très bien construit et très émouvant, notamment par les petites touches qu’il distille comme les poulets sur le balcon, la visite au cimetière ou encore les statistiques sur le Loto, on se demande si le propos d’Anthony Chen est bien de nous montrer la monstruosité du capitalisme, ou s’il veut simplement se faire plaisir en filmant une tranche de vie dans la middle class singapourienne au moment où elle sombre, semant autour d’elle désillusions, quiproquos et révoltes larvées, un peu atténuées en fait par le dernier plan montrant un bébé à peine né et déjà collé à sa mère – nouvelle maternité, nouvel espoir ou abandon total. On ne saurait trancher, mais le film touche cependant, mine de rien, à l’essentiel de la vie qui est l’amour dans son acception la plus large et la métaphysique, faisant fi fort heureusement de l’atmosphère fumeuse des films d’un Apichatpong Weerasethakul.

Titre original : Ilo Ilo

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Durée : 99 mn


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