Helmut Newton : « Just a Gigolo »

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« Ôtez-moi la vie, mais pas mon shopping Saint-Laurent ! »

« Trop cochon ». C’est l’argument avancé par le Jeu de Paume il y a quelques années pour refuser le projet d’exposition consacrée à Helmut Newton, la première en France depuis la mort du photographe controversé en 2004. Il y a vingt-huit ans, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui offrait pourtant sa première grande exposition monographique…

Vogue

1961 : Helmut Newton entre avec fracas dans l’antenne parisienne du magazine Vogue. Sa rencontre avec les couturiers stars du moment – Cardin, Courrèges, etc. – fait des étincelles. Newton n’est déjà plus un jeune premier et il a sacrément bourlingué avant d’émerger dans la capitale de la mode. À seize ans, le fringant jeune homme rêve déjà d’entrer chez Vogue. Il se satisfait alors d’un poste d’assistant chez Yva, célèbre photographe de mode berlinoise. Fripon fou d’admiration pour son mentor, il s’initie au nu, à la photo de mode, et aux sous-vêtements féminins. Il décroche son premier job dans l’antenne australienne du magazine chéri en 1948. Las du style poussiéreux imposé par la rédaction, il est appelé au Vogue anglais en 1957, en plein boom du swinging London. Il y tient seulement onze mois : l’ambiance a beau être very sexy au dehors, dans les studios du magazine, Helmut se trouve very coincé, cantonné à la rubrique des femmes d’âge mur.

Courrèges, Queen Magazine, 1964, Paris

C’est à Paris qu’il commence à se démarquer, jusqu’à s’attirer les foudres de la patronne, Françoise de Langlade. Motif ? Trop brillant. Le chouchou de Vogue fait des infidélités à son journal en shootant une série de Courrèges pour le Queen Magazine. Il est viré en 1964. Fair-play, il rebaptise lui-même sa série Fired. Helmut Newton y fait son coming out, avouant enfin sa ferveur pour les avant-gardes artistiques, le peintre/designer ex-directeur du Bauhaus, Moholy-Nagy (1), en tête. Le réalisateur de Lichtspiel Schwarz-Weiss-Grau (Jeu de lumière noir-blanc-gris, 1930) y est clairement cité : le cinéaste y filmait une de ses sculptures, le Modulateur Espace-Lumière, un mobile métallique rotatif dont les plaques luisantes captaient la lumière puis projetaient leurs ombres mouvantes sur les parois du caisson l’abritant. Ici, le modèle sert de sculpture prétexte pour jouer avec les sursauts lumineux, le net, le flou et les dégradés de gris. Fait inédit à l’époque dans la photographie de mode, Helmut Newton se moque bien de vendre des fringues : il les exploite pour leurs propriétés plastiques.

« Strike a pose »

 

Halsman et Monroe

Suite à son bruyant licenciement, les magazines se bousculent pour l’avoir : Elle, Marie-Claire, Nova… Cloîtré dans les studios qu’il exècre, il s’ingénie à mettre en avant l’exiguïté et la théâtralité de ces endroits clos et artificiels, incluant par exemple l’éclairage et les câbles électriques dans le cadre, ou laissant apparaître les bords des toiles de fond. Les contrefaçons figées de Debbie Reynolds en apesanteur évoquent les stars à jamais immortalisées sous leur jour le plus spontané par Philippe Halsman (2), portraitiste attitré du divin Dalí et auteur des fameux Jump (dès 1952), fruit des réflexions du photographe sur la grande foire hollywoodienne aux icônes. Comment retrouver l’essence d’une actrice lorsqu’elle passe le plus clair de son temps à surveiller son meilleur profil, à minauder sous les feux des projecteurs ? Dynamitant leur image de marque, Halsman a fait littéralement sauter les actrices les plus emblématiques, leur rendant ainsi l’usage de leur âme. Exit le sex symbol qui a assassiné la fragile Marilyn, la gamine timide et espiègle crève enfin l’objectif d’Halsman.

Elle, 1968, Paris

Plus ambigu Newton oscille dangereusement entre le toc et la vie, profitant audacieusement d’un shooting Elle pour publier son autoportrait mou dans des palais des glaces narcissiques aux mises en scènes archi-rigoureuses, petits théâtres de la mondanité qu’Helmut dégomme avec humour, perfidie et désinvolture. Un peu plus tardives, ses photos pour Nova (1973) révèlent un regard tout sauf complaisant : chics ou beaufs, ces nanas coiffées comme pour un vernissage au Palais de Tokyo, armées de pics à saucisses cocktail, soufflant leur fumée de cigarette à la figure de leur copine ?

« Une bonne photographie de mode doit ressembler à tout sauf à une photographie de mode. À un portrait, à une photo souvenir, à un cliché de paparazzi… » (3) 

À un cliché de paparazzi, surtout… ou à une scène de polar ? Devant son succès, en 1966, la nouvelle rédactrice en chef de Vogue, Francine Crescent, le rembauche, lui laissant carte blanche. Elle n’a guère le choix. À 46 ans, rien n’arrêtera plus Helmut Newton. Il dort peu, fume trop, travaille beaucoup. Terrassé par une crise cardiaque en 1971, puis ressuscité, il décide de sélectionner ses commandes. Son œuvre, enfin exposée au grand air, prend un virage encore plus personnel. Méticuleux, Newton prépare ses synopsis à l’avance, note tout sur des carnets : le moment venu, pas plus d’une bobine, voire même d’une photo. Joueur… Si les noirs et blancs épais de ses lumineuses nocturnes doivent énormément à Brassaï (4), les couleurs de ses plateaux inondés aux néons tungstène s’avèrent souvent réfrigérantes. Et pour cause. De « l’œil de Paris » à Hitchcock, Newton s’est inspiré de voyeurs exemplaires.

 

Scène de meurtre, 1975, Cannes

1938 : en transit à Singapour, Helmut Newton s’essaye au reportage au Singapore Straits Times, puis, une fois n’est pas coutume, se fait virer au bout de deux semaines. Discipliné, soucieux de calculer ses compositions au millimètre, Newton avait à peine le temps de faire « clic », que déjà, il ratait tous les gros coups. Comme Weegee (5), clodo notoire vivant dans sa bagnole et relié H24 par sa radio aux ondes de la police new-yorkaise, Newton aurait adoré devenir paparazzo, toujours sur la brèche, chasseur d’image viril, avide de sang frais sur la chaussée… L’un a révolutionné – pour le meilleur ? – le photo-reportage. Pas l’autre. À défaut, Newton imagine ses propres faits-divers. Un mannequin poursuivi par l’avion de La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), un couple d’amantes échoué dans un sac poubelle, des mâles en costards fraîchement occis par de jolies paires de jambes.

A World Without Men

Misogyne, Helmut ? C’est ce qu’ont affirmé certains détracteurs féministes. C’était mal connaître notre amateur de souliers féminins, d’ailleurs très assidu à la paire que Louboutin lui avait conçue exprès pour occuper ses heures perdues… Vamps, meurtrières, angéliques, sculpturales, animales, athlétiques, androgynes : les femmes de Newton ont l’embarras du choix. Débutée en 1969, la longue collaboration du photographe avec le premier promoteur du smoking pour femme, Yves Saint-Laurent, n’est pas un hasard.

 

Vogue France, 1971, Paris

Quant au reste, que penser de ces sauvageonnes qui insultent bien cordialement les chauffards que nous sommes dans des mises en scènes felliniennes parfaitement calibrées pour nous mettre mal à l’aise ? Aurions-nous songé ne serait-ce que cinq secondes à pouvoir les siffler comme de vulgaires clébards par la fenêtre de notre voiture ? Helmut Newton ne se contente pas de dresser sur pellicule un catalogue de ses propres fantasmes, il s’intéresse davantage à prendre en flag ses spectateurs, révulsés ou appâtés, selon le degré de morale des uns et des autres. L’objectif braqué sur nous est éloquent. Prête à mordre, la proie/putain supposée – crache avec dédain sur nous autres, maquereaux opportunistes confortablement recueillis dans la contemplation des images indiscrètes. Posté à la charnière entre fifties et eighties, Helmut Newton a bien senti le vent tourner : lasse de vendre son Home Sweet Home idéal hanté par des bobonnes en jupes abat-jour, la publicité s’est désormais tournée vers le teasing sexuel. Les jupons de la boniche étaient décidément trop encombrants pour vendre du gel douche… Le chaland peut maintenant saliver à loisir dans un monde plié à nos désirs.

Publié en 1984, Un monde sans homme, manifeste au titre plutôt bien trouvé par sa femme June, alias Alice Springs – elle-même photographe depuis 1970 –, vient couronner la série des « Grands Nus » inaugurée en 1980. Présentées à la Galerie Daniel Templon en 1981, ces géantes en talons hauts, chacune forte comme dix hommes, n’ont rien à envier au Discobole. Sa tresse blonde nouée autour du crâne, la berlinoise au teint frais côtoie l’Atlante aux bras levés, dépourvue de barbe sinon de poils. La mythologie newtonienne a enfanté d’amazones titanesques, prêtes à envahir, sans armure, les ruines du stade d’Olympie. « Elles arrivent ! » Telle est la traduction du titre du diptyque Sie kommen (1981), reprise littérale du « ils arrivent », prononcé lors de l’invasion nazie. Cette fois, néanmoins, exit les teutons, bonjour les ravissants mannequins, dans une esthétique du détournement politique que Newton a également pratiqué dans les « Grands Nus », puisqu’il s’est inspiré des photos d’identité judiciaires des terroristes allemands…

« Sans chemise, sans pantalon »

En 1975, la série « Dressed / Undressed » ouvre le débat : provocation gratuite ou subversion acide ? La paire de fesses en guêpière habillant la première de couverture du livre sorti en 1976 à cette occasion, White Women (Femmes secrètes), invite les journalistes à inventer un nouveau qualificatif pour Newton : « porno chic ». Les poses importunes titillant l’inconscient freudien et les vêtements plus ou moins traîtres, rappelant aux plus férus de peinture moderne les adolescentes malsaines de Balthus (6), disent que Newton a surtout voulu creuser son motif fétiche du voyeurisme. Mais pas seulement.

« Frank Horvat : La transgression est un thème central dans tes photos. Ici, par exemple, je vois une jeune femme nue dans les jardins de la Villa d’Este. Mais ce à quoi je pense, en la regardant, c’est à Helmut Newton qui s’amuse, comme un gamin, à transgresser des interdits, à persuader la fille de se déshabiller dans ce lieu, à tromper la surveillance des gardiens, à profiter des quelques instants où les circonstances se prêtent à son jeu.

– Helmut Newton : Absolument, tu lis la photo correctement. » (7)

La Villa d’Este, Brescia… tous ces monuments de la haute bourgeoisie ne sont effectivement pas anodins. Bien au-delà du simple plaisir potache, évidemment palpable dans Evi en flic (Beverly Hills, 1997) avec ou sans pantalon – mais toujours prête à dégainer sa matraque et son gun –, Newton désape les statuts sociaux, à la manière de Jean Vigo dans À propos de Nice (1930). Qu’est-ce qui distingue une bourgeoise nue d’une femme ordinaire ? Rien, si ce n’est le décorum, ou les accessoires. Les instruments du pouvoir passionnent Helmut Newton, il suffit d’observer attentivement ses vilains petits portraits de la famille royale de Monaco pour s’en convaincre. Dans la tribu Grimaldi, je demande : Stéphanie, en cagole de luxe, Caroline, en austère princesse à chien-chien, Albert, en frileux conquérant réactionnaire, le dos appuyé contre une statut de marin tournée, elle, vers l’horizon.

Son Altesse sérénissime le prince Albert de Monaco, 1988, Monte-Carlo

Helmut Newton le sait mieux que quiconque : la moindre épingle vient facilement à bout d’une grosse baudruche, et il en faut aussi peu pour dégringoler de l’échelle sociale. Le sort a voulu qu’Helmut Neustädter soit né grand bourgeois, mais petit juif. À l’arrivée des Nazis, il a à peine dix-huit ans qu’il doit déjà fuir seul à Singapour, devenant provisoirement clochard, puis gigolo pour une pot-de-colle qui le poussera à fuir en Australie en 1940. Il ne reverra plus son père. Quant à Yva, elle mourra à Auschwitz.

Boulevard du crépuscule

Les médailles ont toujours un revers. Contrairement à June, lorsqu’Helmut tire un portrait, il ne s’attache pas tant à l’acuité psychologique des traits de ses sujets, mais plutôt à leurs fantasmes narcissiques, voire autoérotiques. Isolée dans une clairière à l’image de son subconscient, une Liz Taylor alors devenue l’idole de la presse à scandales, rêve éveillée d’elle-même, affalée sur une magistrale moumoute peinant à cacher le transat en plastoc sur lequel elle se pâme de n’être déjà plus qu’une légende. Vieille peau de 98 ans, l’ex brillante cinéaste Leni Riefenstahl tente un dernier coup de blush pour camoufler l’impardonnable et idiote émule d’Hitler qu’elle fût jeune et belle. Ses yeux caves font écho à ceux des dobermans de Jean-Marie Le Pen, immortalisé, selon lui, au climax de sa virilité, mais toutefois inconscient d’une cruelle addition, son faciès arrogant accolé à la gueule de ses deux chiens dessinant un immonde Cerbère.

Elizabeth Taylor, 1985, Los Angeles

Il arrive cependant à Newton de portraiturer des gens qu’il aime pour de « bonnes » raisons : l’auteur de Sunset Boulevard (1950), Billy Wilder, et sa femme, Charlotte Rampling en éternelle héroïne de Portier de nuit (Liliana Cavani, 1974), Catherine Deneuve en Belle de Jour (Buñuel, 1967), Andy Warhol en mort vivant, ou encore Helmut Berger, l’acteur fétiche de Visconti devenu culte pour son apparition travesti en Dietrich dans Les Damnés (1969)… Helmut aimait follement Marlene, au point de se faire enterrer à Berlin à deux tombes de la sienne. On ne peut pas en dire autant d’Ava Gardner, hostile, avec laquelle le courant ne passait tellement pas qu’il a bâclé en fonctionnaire sa photo pour Egoïste. Pimbêches froussardes, nombre d’actrices hollywoodiennes ont en effet refusé de voir leur image capturée par cet arsouille de Newton, friand de phénomènes people tels que « Brian le flambeur », audacieux joueur de poker de Los Angeles qui, ayant parié qu’il se ferait implanter des prothèses mammaires si jamais il perdait, s’est vu ironiquement défié par les instances supérieures…


Artiste « dégénéré » ?

Famous / Infamous. Fake / Real… Comme dirait Warhol : « J’adore Los Angeles. J’adore Hollywood. Tout le monde est en plastique. J’adore le plastique. » (8). Pour lui répondre, Helmut Newton glisse parfois des mannequins de vitrines dans ses compositions, afin de mieux brouiller la frontière entre la cire et la chair, chair plastique qu’il torture sadiquement. En 1934, Hans Bellmer (9) inaugurait sa série de poupées découpées, démembrant et remembrant à loisir ses potiches acéphales. Dans la ligne de mire depuis la publication par Hitler du manifeste de « l’art dégénéré » en 1937, Bellmer est contraint de déménager en France. La malédiction frappe tous les artistes allemands. Alors que Riefenstahl collabore, Nolde se met à peindre des fleurs, Kirchner est enfermé à l’asile (10). Les autres s’enfuient. Newton prépare sa valise.

Leni Riefenstahl, Vanity Fair, 2000, Pöcking, Allemagne

« J’adore la vulgarité. Je suis très attiré par le mauvais goût, plus excitant que le prétendu bon goût qui n’est que la normalisation du regard. Si le monde de l’art me rejette, je ne peux que dire : “Good luck to the world of art.” Si je cherche la vérité d’un point de vue, je ne vais pas me conformer à ce que l’art accepte ou non. Les mouvements sado-maso, par exemple, me paraissent toujours très intéressants ; j’ai en permanence dans le coffre de ma voiture des chaînes et des menottes, non pas pour moi mais pour mes photos.» (11)

Normalisation et moralisation du regard… Newton refuse de marcher au pas cadencé, ce qui l’a paradoxalement amené à se pencher, entre autres, sur le sado-masochisme. Le chanteur velu de Van Halen, enchaîné à un grillage de chenil (David Lee Roth, 1979) : passe encore. Lisa Lyon, la body-buildeuse favorite du scandaleux photographe homosexuel et portraitiste de Patti Smith, Robert Mapplethorpe : pourquoi pas ? Par contre, un casque prussien sur le noble chef d’un modèle (Eva, 1993, Monte-Carlo), ça non. Ça ne passe pas. Lorsqu’on le traite de facho, Helmut répond qu’il a grandi entouré de propagande nazie. La douce blonde nattée appartient à l’imagerie de son enfance. Le martèlement des bottes nazies aussi. C’est sans compter l’intervalle putride entre les deux, la République de Weimar, à laquelle Newton a emprunté les putes à poil sous les manteaux de fourrures. Ambiance Cabaret (Bob Fosse, 1972) qui n’a guère échappé au flair démago de Madonna, shootée par Newton en 1990, attifée d’un chapeau melon à la Liza Minnelli. Élevé dans ce bain de cul délétère, Newton croise sa première prostituée, ramenée à la maison par son frère, à sept ans. Digne d’une vision d’Otto Dix (12), on l’appelle Erna la Rouge… elle est rousse, porte des cuissardes et ne se sépare jamais de sa cravache.

« The man you will love to hate »

Jane Kirby, avenue Kléber, 1977, Paris

Alors que Newton débute sa série quasi SF de fausses éclopées de guerre en 1977, en pleine phase terminale du flower power, les années 80 arrivent, mais les dés sont déjà jetés quant à la mauvaise réputation du photographe. Peace et love n’ont jamais été les maîtres-mots de la carrière de Newton, plutôt fétichiste de la minerve, notamment celle du commandant Erich Von Stroheim dans La Grande Illusion (1937) de Renoir. Émigré peu avant la première mondiale aux USA, l’homme à abattre de l’industrie hollywoodienne débute comme assistant du très édifiant réalisateur de blockbusters, David W. Griffith. Peu après, avec les mêmes moyens, il tend un miroir acerbe et hideux à ses spectateurs, frontalement agressés par sa misanthropie de façade. Juif autrichien, autoproclamé Comte, Stroheim prend un malin plaisir à s’inventer une odieuse carrière militaire de prussien, laissant planer le doute sur ses sympathies. Un véritable gourou pour Newton, qui s’était lui-même affublé du surnom d’« Helmut Marquis » alors qu’il squattait les chambres de l’hôtel Raffles à Singapour.

« Il faut faire comme l’on pense. Je ne suis pas là pour être aimé, ce n’est pas ma fonction. Je ne suis pas un photographe qui fait un commentaire social comme Sebastião Salgado ou Henri Cartier-Bresson. Moi, je suis superficiel et je montre le monde des riches et leurs relations. » (13) Puis de compléter : « Je ne photographie pas les pauvres, je trouverais ça cynique. » (14)

Les samaritains de mauvaise foi pourront s’offusquer, de la part d’un photographe qui fréquente le gratin, ce serait en effet très malvenu d’aller shooter les SDF pour se donner bonne conscience. Focalisé sur les rapports de force dans son univers quotidien, Newton ne versera jamais dans le charity business, préférant, de loin, remuer le couteau dans les plaies béantes de ses congénères.

 

Main grasse et dollars, 1986, Monte-Carlo

« Beat it »

Les gros doigts crochus et boudinés de Main grasse et dollars (1986, Monte-Carlo) pourraient tout aussi bien s’intituler Greed (Von Stroheim, 1924). L’humour corrosif mais nonchalant de Newton l’aide toutefois à triompher là où Stroheim avait échoué. « Beat the system », c’est l’expression favorite d’Helmut Newton. À l’image du portraitiste de cour Velázquez, dont il aime reprendre à loisir la pose de la Venus au miroir ou la composition des Ménines, Newton, caméléon, s’infiltre à la cour du roi pour mieux le tourner en dérision. En 1976, sa photo Saddle est reproduite par le Time en une d’un article spécial sur la décadence. Sortie de son contexte socio-économique, regard têtu et lingerie fine, cette femme à quatre pattes surmontée d’une selle a fort heureusement provoqué les hurlements des féministes, signe d’une excellente réactivité intellectuelle. Néanmoins, au sein de son circuit de diffusion, c’est une toute autre histoire, puisqu’à sa vue, son commanditaire, le patron d’Hermès, s’est pratiquement évanoui. Encore une bonne blague fomentée dans la chambre à coucher des Newton, rue Aubriot ? Imaginez un peu la tête de monsieur Van Cleefs & Arpels, lorsqu’il découvrit la future campagne de Sir Helmut pour les bijoux de sa trop respectable maison…

 

Rayon X, Van Cleef & Arpels, Vogue France, 1994, Paris

Derniers jours : prolongation de l’exposition au Grand Palais jusqu’au 30 juillet !
Pour toutes les photos : © Helmut Newton Estate

(1) László Moholy-Nagy, 1895-1946.
(2) Philippe Halsman, 1906-1979.
(3) Newton in Helmut by June, documentaire réalisé par June Newton, et diffusé en 1995 sur Canal +.
(4) Gyula Halász, 1899-1984, photographe connu pour ses scènes nocturnes de la vie parisienne.
(5) Arthur Usher Fellig, 1899-1968.
(6) Balthasar Klossowski, 1908-2001, voir en particulier Alice dans le miroir, 1933, huile conservée au Centre Pompidou.
(7) Entretien accordé par Helmut Newton au photographe Franck Horvat (1928-), à Monte-Carlo en octobre 1986.
(8) Cité par Stephen Koch in Hyper Star, Andy Warhol, son monde et ses films ; Paris: Chêne, 1974, p87.
(9) Hans Bellmer, 1902-1975.
(10) Emil Nolde (1867-1956) et Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938) sont deux peintres expressionnistes allemands.
(11) 1984, à une conférence de presse en Autriche.
(12) 1891-1969, peintre allemand satirique enfermé par la Gestapo en 1938.
(13) Cité dans l’exposition.
(14) Cité dans Metropolis, émission du 6 février 2010, sur Arte.


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