Golden Door n’est pas un film sur l’émigration sicilienne vers les Etats-Unis du début du siècle. Si cela avait été le cas, on pourrait donc lui reprocher une certaine naïveté, voir un individualisme inadapté à l’analyse d’un phénomène historique de masse et si important. On pourrait rester sceptique devant les aspects, sûrement vrais mais parfois caricaturaux, de la vie et des traditions des paysans siciliens. On n’arriverait pas à expliquer la raison des nombreuses scènes métaphoriques et abstraites qui ponctuent le récit. Et que penser de Lucy (Charlotte Gainsbourg), une anglaise aux apparences sophistiquées qui se retrouve parmi les émigrants sur un bateau en troisième classe ?
C’est justement à cause de ses incongruités, de ses parenthèses poétiques, de ses apparentes absurdités que Golden Door nous pousse à le regarder d’un autre œil, à y chercher quelque chose d’autre, d’inattendu, de beaucoup plus intéressant. Ce mystère qui se cache derrière le prétexte du récit, c’est le mystère qui pousse les paysans à partir, c’est ce qui leur donne la force de surmonter les difficultés d’un voyage qui leur parait incommensurable : pour le dire « religieusement », c’est « le mystère de la foi ».
C’est en effet la foi dans le « nouveau monde», qui donne le titre original Nuovomondo, le moteur de la narration et surtout le véritable enjeu du film, dans ce sens que c’est à travers une réflexion sur celle-ci, que le film se fait porteur d’une pensée beaucoup plus vaste sur « la croyance » comme phénomène en même temps illogique et tout à fait humain.
La foi a ceci d’exceptionnel qu’elle est d’abord plus forte si son objet demeure inconnu, littéralement invisible. C’est pour cela que le cinéma, à travers sa capacité à jouer avec ce qui est visible, cadré, et ce qui reste hors champ est peut être le meilleur moyen pour traiter d’un tel sujet. Ensuite l’objet de la foi, pour être atteint, comporte l’obligation de dépasser un obstacle : soit la mort dans la religion, soit la mer, ici.
Crialese parvient dans ce film, à travers la mise en scène, à donner à voir les procédés qui alimentent la foi, son mécanisme. Premier plan : un rocher occupe la partie inférieure du cadre et nous cache une partie du paysage qu’on devine à l’arrière plan. Soudain, une main apparaît derrière celui-ci, puis un visage, et un autre : Salvatore et Angelo Mancuso regardent l’horizon. Pas de contre-champ, juste un léger recadrage, les deux personnages se lèvent et continuent à monter sur une pente pierreuse. La caméra s’éloigne : ils ne sont plus que deux points indistincts, deux pierres comme les autres posées sur une terre ingrate. Le cinéaste nous déclare l’enjeu de son troisième film : il s’agira de surmonter un obstacle, un rocher, un mur puis la mer plus tard, qui sépare les personnages d’un possible futur qui demeure inconnu.
Quand la famille Mancuso décide de quitter le « vieux monde », on la voit sortir du cadre, elle s’éloigne derrière un mur. Elle a décidé de franchir l’obstacle, de faire le saut que la foi exige : à ce moment là, la famille se détache de la foule. C’est le départ en bateau, moment de grand cinéma, où la mise en scène renforce l’enjeu narratif : un plan général aérien, dans lequel on voit une grande quantité de têtes indistinctes, s’ouvre littéralement au milieu, lentement, et la mer surgit pour séparer ceux qui partent de ceux qui restent sur le quai.
La foi porte-t-elle à rencontrer l’amour, ou l’amour, au fond n’est-il qu’une autre forme possible de la foi, dont l’objet serait le sexe et la partie visible, le corps ?
Le film ne nous le dira pas. Mais sur le bateau Salvatore tombe amoureux de Lucy, appelée tout de suite Luce (lumière). Elle n’a rien de vraisemblable dans ce contexte et au fond, même si elle est censée être « vraie », elle est tellement différente qu’elle atteint le statut d’un rêve comme les carottes géantes, les arbres à sous, et tous les autres fantasmes qui habitent les pensées de Salvatore. La foi se nourrit de visions, Golden Door aussi, et c’est justement dans une scène fantasque que la rencontre entre Salvatore et Lucy peut se réaliser. Une mer de lait, symbole du rêve américain, de la terre promise où il n’est pas possible de trouver des obstacles, des séparations : même pas l’horizon. Cette mer ne serait-elle pas le lieu où la foi n’existe plus parce que son objet est atteint : le paradis ?
Leur rêve se rompt contre un mur : Ellis Island. L’histoire, humaine, vraie, prend le relais du film, les personnages sont confrontés aux gardiens du paradis qui ne sont pas des anges, mais plutôt le contraire. Entre temps l’Amérique, si proche, reste toutefois lointaine et invisible, derrière de grandes fenêtres aux vitres fumées. Sera-t-elle un jour atteinte ? Mais surtout, sera-t-elle comme on l’imaginait ?