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Film, de Samuel Beckett, est atypique, surprenant. C´est une grande oeuvre, pourtant simple à comprendre et à étudier. Le > des acteurs (référence au muet et aux principaux films burlesques de Buster Keaton) renforce l´idée que le film de Beckett est un hommage au cinéma en tant qu´art à part entière. Beckett multiplie les références […]

Film, de Samuel Beckett, est atypique, surprenant. C´est une grande oeuvre, pourtant simple à comprendre et à étudier. Le << surjeu >> des acteurs (référence au muet et aux principaux films burlesques de Buster Keaton) renforce l´idée que le film de Beckett est un hommage au cinéma en tant qu´art à part entière. Beckett multiplie les références cinématographiques, comme l´oeil en gros plan au début du film, qui fait penser au Chien Andalou de Buñuel (oeil sectionné au début du film). Remarquons que le bandeau porté par l´homme dans Film est situé sur son globe oculaire gauche, celui-là même que trancha Buñuel dans son court métrage. Ou encore l´idée du double que l´on retrouve dans un autre film très connu, Vertigo ; et l´idée de circularité présente dans Rear Window.
Le film est une mise en abyme du cinéma, explicite quand la caméra s´approche d´un tissu noir que l´homme repose sur un objet, et que le noir envahit l´écran. Néantisation de l´espace filmique, prolongeant l´obscurité de la salle à l´écran…
De plus, le titre de l´oeuvre de Beckett est lui-même une tautologie, sous-tendant que son film est avant tout une expérience << non narrative >> basée sur un état (le regard de l´Autre comme source d´extrême tension ontologique) et sur l´observation du matériau << cinéma >>.

Irrémédiablement, la peur fait surface et la paranoïa s´empare de l´homme à l´oeil bandé, esthétiquement métaphorisée par une distance entre la caméra et le personnage principal (joué par Buster Keaton). L´idée d´oppression se dégage également de ce procédé stylistique : la caméra traque le héros, le film est conçu sur le mode du harcèlement. La caméra se fait en réalité le double du personnage, que celui-ci tente de fuir. Frustration du spectateur : il ne voit qu´à la fin le visage de l´homme, d´où son côté très mystérieux. Les prises de vues excèdent rarement un angle de 45°, sous peine de briser le fragile équilibre du monde filmé et la volonté du personnage masculin de ne pas être filmé. Si tel est le cas, si cette frontière est franchie, la mort frappe : c´est le cas de la vieille femme dans les escaliers.

Le monde décrit par Film est sale et géométrique, fait de verticales oppressantes, comme les barreaux de fenêtres, et d´horizontales imposantes, comme les longs murs que longe le personnage au début du film pour se prémunir, en vain, du regard des autres.
La vie du héros est l´histoire d´un destin connu d´avance, comme << programmé >>. Il est un homme-automate asservi par sa propre peur. Sa volonté de se présever annihile toute possibilité d´ouverture au monde, et connote un trouble d´ordre psychologique. Il est en conflit avec lui-même, d´où la métaphore des contraires symbolisée par l´opposition entre animaux : un chat et un chien, un oiseau et un poisson rouge. Le gag avec le chien et le chat, qu´il tente d´expulser de son appartement lugubre, témoigne d´un traumatisme persistant : ne s´aimant pas et ne s´assumant pas, il refuse l´idée de vivre au milieu des autres ; il s´expulse de lui-même du monde et entre dans une logique de repli sur soi. Cela le place d´emblée en situation d´infériorité.

Le film relate donc un échec et une faillite morale appuyée par le noir et blanc sale du film, par le vide de l´appartement et par la blancheur des murs et l´épuration du décor. L´appartement apparaît comme la représentation du cerveau du personnage : vide, duel et dénudé. La vie du héros suit deux trajectoires : une culpabilité physique et un renoncement d´ordre spirituel.
La caméra, une fois dans l´appartement, ne se meut plus de manière horizontale mais se déplace de façon << serpentine >>, avec beaucoup de mouvements désordonnés, souvent circulaires, donnant l´impression de traquer l´homme comme une proie. Cette idée de circularité et de courbes trouve un écho dans les déclinaisons des différents motifs circulaires présents dans le film : l´oeil qui s´ouvre et se ferme au début et à la fin du film, les yeux des animaux, les deux trous sur le repose tête de la chaise…

Film relate la vie d´un homme solitaire, fragile et démuni qui évolue dans un monde qui n´est pas fait pour lui. C´est un << inadapté >>. Il se heurte à l´intolérance des autres, et à son propre refus de lui-même. Le spectateur, lui, est également amené, dès le premier plan qui peut se comprendre comme une métaphore du regard inquisiteur de chacun sur l´autre, à être un élément oppressant.
Structuré par imbrication, Film pose au centre de sa problématique la question du voyeurisme, inhérente au genre cinématographique. Une oeuvre réflexive forte, qui tente de faire passer un message de tolérance.

Titre original : Film

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Durée : 21 mn


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