La technique du low-key lighting, un style de prise d’images volontairement sous-exposées et souvent éclairées par une seule source de lumière, baigne le film dans de splendides clairs-obscurs qui soulignent les contrastes inhérents à Feux croisés : veulerie des hommes contre légèreté des femmes, désir de justice contre crimes alimentés par la haine. Cette technique s’illustre dès le plan d’ouverture, où un homme se fait assassiner à la seule lueur d’un guéridon. On y distingue deux hommes portant un uniforme, sans doute militaire, s’enfuyant d’une chambre d’hôtel. L’homme s’appelait Joseph Samuels, il était Juif, et venait de rencontrer un groupe de soldats démobilisés au bar de l’hôtel où il descendait. L’inspecteur de police Finlay (Robert Young) mène l’enquête, interroge un à un les soldats. Ses soupçons se portent vite sur l’un d’eux, Montgomery (Robert Ryan), qui ne cache pas son peu de goût pour les Juifs : “I don’t like Jews. And I don’t like nobody who like Jews” (« Je n’aime pas les Juifs. Et je n’aime pas ceux qui aiment les Juifs »). Avec l’aide du sergent Peter Keeley (Robert Mitchum), il va fomenter un piège pour le faire tomber.
Le personnage de Mitchum, dont Feux croisés était déjà environ le trentième film, donne d’abord à penser qu’il n’est qu’un faire-valoir : l’acteur, en termes de temps d’apparition, n’est que sporadiquement à l’écran. Mitchum, est, à cette époque-là, en passe de devenir une célébrité : le film arrive après sa nomination à l’Oscar pour le Meilleur second rôle dans Les Forçats de la gloire (William A. Wellman, 1945) mais avant qu’il ne s’attire les louanges de la critique pour La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947) et La Vallée de la peur (Raoul Walsh, 1947). C’est ce statut d’entre-deux qui explique peut-être sa géniale partition : il est déjà suffisamment renommé pour être casté, et encore assez « neuf » pour jouer sa partition avec une légèreté et une facilité déconcertantes. En voyant Feux croisés aujourd’hui, on ne peut pas ne pas remarquer son jeu frondeur, son visage aussi impassible qu’effronté, presque je-m’en-foutiste. Cet air de dédain, de désintérêt pour les choses qui l’entourent, il le met merveilleusement au service de ce rôle de sergent qui, après être entré dans le film en jouant aux cartes (jeu que l’inspecteur de police interrompt pour le convoquer au commissariat), devient finalement le pivot de l’histoire en allant interroger lui-même son camarade Mitchell, d’abord faussement accusé du meurtre, avant que la police ne le questionne.
C’est Keeley qui se porte garant de l’innocence de Mitchell (« Il ne pourrait jamais tuer qui que ce soit ») ; lui aussi qui, plus loin dans le film, le réunit avec sa femme, dans une très belle séquence où, séparés depuis deux ans à cause de la guerre, ils s’étreignent au dernier rang de la salle de cinéma dans lequel Mitchell a trouvé refuge pour échapper, un temps, à la police. Selon le journaliste Jeff Stafford (3), Mitchum, sur le tournage de Feux croisés, prétendait ne faire que très peu de cas du métier d’acteur, préférant aligner les blagues et menacer pour rire ses compagnons de jeu avec le nouveau pistolet à air comprimé qu’il venait d’acquérir, allant jusqu’à blesser Steve Brodie à la jambe. Ce côté mutin cadre bien avec un personnage sur qui tout semble couler. C’est pourtant par Keeley qu’un des motifs principaux du film ne tarde pas à ressortir : l’après-guerre, cette période où l’assistance psychologique aux soldats n’existait pas encore, où il fallait se débrouiller pour faire quelque chose et n’en pas venir à se détester une fois le conflit gagné. Les rapports de force sont toujours là, mais l’ennemi commun (le trauma) est désormais invisible. “We’re used to fight, but we don’t know what to fight” (« On est habitués à se battre, mais on ne sait plus contre quoi se battre »). L’alcool aide, les femmes aussi : les soldats enchaînent les beuveries et cherchent leur compagnie, mais l’un et l’autre sont minoritairement représentés à l’écran, censure oblige.
Feux Croisés, adapté du roman The Brick Foxhole (1945) de Richard Brooks, avait pourtant déjà été « adouci » : dans le livre, le motif du meurtre était l’homosexualité de la victime. En 1947, le thème est trop tabou pour être porté sur grand écran, et celui de l’antisémitisme le supplante donc. Cela n’empêche pas au film de souffrir de la censure, et vaut même à Edward Dmytryk et à son producteur Adrian Scott de comparaître la même année devant la Commission spéciale sur les activités anti-américaines (House Un-American Activities Committee). Dmytryk est condamné à six mois de prison et à 500 dollars d’amende ; Scott à un an de détention et 1000 dollars d’amende. Ils entrent tous deux dans ce qu’on appelle la liste des Dix d’Hollywood, et Dmytryk est le seul à se rétracter quand, en 1951, il apparaît à nouveau devant la Commission et donne les noms de 26 personnalités affiliées à la mouvance communiste. Il peut à nouveau tourner, et connait une carrière prolifique jusqu’à son dernier film, Not Only Strangers, en 1979. Son Feux Croisés reste l’une de ses plus belles réussites, où l’ironie point en toute fin de parcours quand, le soldat Montgomery abattu par Finlay, Keeley part avec un autre militaire prendre un café. Bras sur l’épaule de son camarade, le personnage de Mitchum n’interdit pas de penser à une furtive allusion homosexuelle, vestiaire de l’armée y compris. Ultime irrévérence de la part du cinéaste, et doigt d’honneur de Mitchum, le dernier à quitter la scène.
(1) "Review: ‘Crossfire", Variety (décembre 1946).
(2) Dennis Schwartz, "Crossfire", Ozus’ World Movie Reviews (février 2000).
(3) Jeff Stafford, "Crossfire", TCM (février 2014).