Festival de Cannes 2012 – Jour 7 : Le champ des possibles

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Deux très beaux films aujourd´hui, le Carax et le Hong Sang-Soo. Deux films qui disent que le cinéma est le lieu de tous les possibles.

Cannes Jour 7. On approche de la fin du festival, la pluie a laissé place à un soleil de plomb, il devient de plus en plus difficile de faire la queue en plein cagnard. La fatigue s’installe clairement, aussi, et les films se voient dans un état d’hébétude pas forcément désagréable, mais qui rend notre rapport à eux plus distancé, et en même temps plus immédiat. Deux films vus aujourd’hui, et ça ira pour l’instant ; autant s’économiser pour demain, pour Paperboy notamment, film au casting improbable qui réunit entre autres Nicole Kidman, Matthew McConaughey et Zac Efron. Impossible d’accéder à la séance du Carax hier soir, rattrapé ce matin en lieu et place d’On the Road, qu’Alexis voit aujourd’hui à Paris et dont on parlera dans les prochains jours. Holy Motors donc, suivi d’In Another Country, le nouveau Hong Sang-Soo avec Isabelle Huppert. Les deux sont très beaux et autorisent un rapprochement, même s’ils n’ont rien à voir, tant ils témoignent l’un et l’autre d’un amour du cinéma immense, et envisagent ce dernier comme un infini champ des possibles des histoires qu’ils racontent.
L’un et l’autre partagent d’abord de donner plusieurs rôles à un seul et même acteur. Denis Lavant, fidèle de Carax (« Si Denis avait refusé le film, j’aurais proposé le rôle à Lon Chaney, ou à Chaplin ») dans Holy Motors ; Isabelle Huppert dans In Another Country. L’idée n’est pas nouvelle, le procédé a déjà été de maintes fois employé ; il n’empêche que, dans les deux cas, elle est géniale, puisqu’elle permet aux deux comédiens de se déployer, de pousser plus loin encore leur jeu, jusque dans des recoins dans lesquels on ne les avait pas forcément vus.
 

 
Dans Holy Motors, Lavant joue Monsieur Oscar, un être dont on suit la trajectoire de l’aube à la nuit, et qui voyage de vie en vie à bord d’une limousine-loge d’artiste qui s’arrête pour les différents « rendez-vous » de sa journée, pour lesquels il se fait tour à tour mendiante, meurtrier, grand patron, monstre ou amant de jeunesse. À chaque fois, il semble jouer un rôle, cherchant encore les caméras, « de plus en plus petites », qu’on ne voit plus et qui ne donnent plus envie de continuer à jouer. Les caméras numériques, ce sont elles dont il est question, et que Leos Carax, qui les «méprise car elles s’imposent où on nous les impose », s’est servi pour son film, qu’il avait un mal fou à monter. Peu importe, au final, tant l’image est belle et donne le sentiment d’assister à un rêve qu’on aurait pu filmer, dans ce qu’il a d’irréel, de déroutant mais aussi de réconfortant. Holy Motors est comme ça, se vit comme un rêve éveillé, jamais tout doux, jamais effrayant non plus. C’est ainsi qu’il invente mille vies à son personnage, lui donne la possibilité de chacune, semblant dire qu’on peut, au fond, sans cesse se réinventer. Il suffit d’un miroir d’artiste, d’une perruque retirée, d’un masque ajouté, et l’on se fait autre, tout entier. Et si l’une des vies n’est pas telle qu’on l’espérait, il est toujours temps de passer à la suivante. Un voyage au bout du possible, en somme.
In Another Country fonctionne à peu près sur le même principe, même si l’action est ailleurs et que le film a des couleurs plus rohmériennes que lynchéennes. Ici, Isabelle Huppert est en Corée, et joue le personnage par trois fois réinventé de trois scénarios d’une jeune fille coréenne. Jamais tout à fait la même, jamais tout à fait différente, elle rencontrera à chaque fois les mêmes personnes qui lui feront vivre à chaque fois une expérience inédite. Ici aussi, l’idée est magnifique. Huppert retourne aux mêmes endroits mais semble ne jamais les reconnaître ; tombe amoureuse une fois d’un maître-nageur, ne le reconnaît pas la deuxième, avant de lui tomber dans les bras la troisième. Les trois courts métrages se répondent souvent : un parapluie emprunté et oublié dans le deuxième est retrouvé dans le troisième, alors même qu’on n’en parlait plus. In Another Country déploie comme ça une logique irrésistible, où tout passe en boucle, revient sans cesse sur lui-même pour finalement se réinventer. Ce pourrait être l’idée d’un cinéma qui tourne en rond ; c’est surtout l’idée d’un cinéma comme lieu de tous les possibles, l’endroit où peuvent se multiplier les hypothèses, se former, se défaire et se refaire à peine autrement. L’endroit où tout se réécrit à l’envi.
 

 
Holy Motors et In Another Country sont par ailleurs deux films extrêmement ludiques, qu’on regarde avec l’impatience, à chaque scène, de savoir où ils nous emmèneront ensuite. Chez Carax, préfère-t-on Monsieur Oscar en créature immonde qui enlève Eva Mendes sur son lieu de shooting de mode, ou en ancien amant de Kylie Minogue ? On aime surtout qu’il soit plein, plusieurs et aucun à la fois, puisque cela permet à chaque vignette d’inventer sa propre atmosphère, de tout essayer, de la comédie musicale au mélo en passant par le polar. Chez Sang-Soo, Huppert cabotine, fait la française à l’étranger, s’amuse et profite du fait qu’on lui répète constamment qu’elle est belle ; imite une chèvre, se saoule au soju, ne voit pas bien pourquoi il ne faudrait pas embrasser les hommes mariés. Être légère, voilà ce qui compte. Il faut la voir poser des questions insensées à un moine bouddhiste, exiger qu’il lui offre son stylo Mont-Blanc et s’entendre répondre : « Vous vous attendiez à trouver un sens ? »
Holy Motors et In Another Country ne sont pas des films auxquels il faille forcément prêter un sens. Les deux possèdent la même qualité de laisser tout ouvert, d’inviter non seulement à l’interprétation, mais à mille interprétations. Les deux sont magnifiques, sont l’œuvre de cinéastes au sommet de leur art, qu’ils soient économes dans leur production (Carax) ou faiseur presque compulsif d’images (Sang-Soo). Surtout, ils sont l’œuvre de deux cinéastes qui semblent avoir trouvé leur place exacte. On pourrait, on devrait en parler des heures ; on attendra les sorties en salles pour y revenir de plus près. En attendant, ce sont les deux films les plus chaleureux du festival, parmi les plus singuliers, aussi. Merci à eux.

Journées précédentes :
Festival de Cannes 2012 – Jour 1 : Trouver son rythme
Festival de Cannes 2012 – Jour 2 : Les amours contrariées
Festival de Cannes 2012 – Jour 3 : Toute première fois
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