Entretien avec Sebastian Campos Lelio

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La Sagrada Familia est un titre polysémique (mais renvoyant toujours à la religion) qui saisit bien l’ironie du film. Ce film est-il votre façon de construire votre vision du religieux ? Sebastian Campos Lelio : La religion m’intéresse. Particulièrement les personnages de foi dans la religion. Une façon de connaître un personnage c’est de voir […]

La Sagrada Familia est un titre polysémique (mais renvoyant toujours à la religion) qui saisit bien l’ironie du film. Ce film est-il votre façon de construire votre vision du religieux ?

Sebastian Campos Lelio : La religion m’intéresse. Particulièrement les personnages de foi dans la religion. Une façon de connaître un personnage c’est de voir comment il comprend l’affaire religieuse. Et ceci en opposition à ses agissements moraux. Mais le religieux dans le film, a à voir avec le monde dans lequel j’ai grandi, et avec la morale qui domine au Chili. Plus que d’essayer de construire une vision de la religion, ce film brosse un portrait de la façon de fonctionner des Chiliens.

Certaines scènes, notamment celle de la soirée entre les amis de Marco, créent un véritable vertige, une sensation de flotter chez le spectateur, comme les personnages qui ont pris de la drogue… Est-ce pour faire ressentir au public un certain malaise, un rejet des contraintes religieuses par la jeune génération ?

Sebastian Campos Lelio : Ma façon de travailler n’est pas stratégique. C’est davantage intuitif. Au bout du compte, la signification de cette scène est quelque chose que j’ai moi-même découvert tout en faisant le film. Effectivement je pense que cette scène a la particularité, à cause de la drogue qu’ils prennent, que les barrières morales et la retenue habituelle, typique du comportement social, se relâchent. Les personnages disent ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent. Et cette liberté n’est pas applicable dans la vie « normale ». S’ils étaient toujours ainsi, ce serait vraiment le chaos. Moi ce qui m’intéressait, c’était de faire une sorte d’île morale.

L’histoire du couple d’homosexuels vient se greffer à celle de la famille, ce parallèle semble vouloir mettre en évidence la différence entre le saint et le sain…

Sebastian Campos Lelio : Peut-être… Mais en fait, le fait d’introduire un couple homosexuel dans l’histoire était surtout une façon d’introduire une histoire d’amour. Sans faire de caricature. Car, je dirais que jusqu’à La Sagrada Familia, dans la fiction chilienne, il n’y a toujours eu que des caricatures d’homosexuels. Et j’avais vraiment envie de dire que, dans ce milieu où cette morale religieuse domine, l’homosexualité est impossible à vivre au grand jour. Ce qui leur arrive est douloureux parce que l’homosexualité n’est pas acceptée dans leur milieu. Cette douleur se ressent d’ailleurs dans le film.

Le film, tourné comme un documentaire, confronte le spectateur à une « réalité » parfois crue. Pensez-vous qu’il faille provoquer pour faire réfléchir ou faire bouger les mentalités ?

Sebastian Campos Lelio : Oui quelques fois ! (sourire) Mais je crois que la provocation gratuite n’a pas toujours d’effets. Il ne peut y avoir réflexion uniquement lorsqu’il y a une base solide derrière la provocation. C’est-à-dire une narration, une atmosphère, une construction de personnages… Quand on est dans un certain niveau de fiction, la provocation peut être plus fertile.

Votre façon de filmer est très particulière, extrêmement proches des visages des personnages. Pourquoi ? Est-ce une façon de mettre le spectateur mal à l’aise ?

Sebastian Campos Lelio : Je ne sais pas ! C’est complètement intuitif. Quand on a fait le film, on a renoncé à toute construction visuelle académique. On a choisi de filmer de manière totalement intuitive, en plaçant les êtres humains au centre de tout. Et comme le film a été tourné en trois jours non stop, juste en improvisant, ma seule explication est : où en dehors du visage peut-on explorer l’âme humaine ? Je crois me souvenir que c’est Bresson qui disait qu’il n’y a rien de plus profond et de plus économique qu’un visage humain. Je pense que dans le visage il y a toute la complexité de l’être humain. Et comme c’est un film sur des personnages en chair et en os, intuitivement j’ai tellement voulu me rapprocher d’eux que j’ai filmé presque sous la peau.

Sachant le scénario ne contenait pas de dialogues, quelles étaient les instructions données aux acteurs ?

Sebastian Campos Lelio : Le scénario ne faisait que douze pages. Il y avait seulement des instructions qui faisaient avancer l’action. Les scènes décrivaient les thèmes que les personnages allaient aborder, autour desquels ils allaient parler. Il savait le « quoi » mais pas le « comment ». Et le « comment » était la question à laquelle nous avons essayé de répondre pendant le tournage. Comme le film a été improvisé, les acteurs ont commencé à faire eux-mêmes les dialogues et donc à se les approprier. Le film est construit comme ça, sur l’observation du mouvement. Et dans le mouvement, il y a même le mouvement verbal des acteurs. Le discours du film n’est pas uniquement dans ce que les personnages disent, c’est aussi l’observation de tout ce qui bouge dans la maison. A la différence de ce qui se fait dans le cinéma plus traditionnel, ici, le dialogue est au même niveau que le mouvement des choses.

Comment s’est faite la sélection des images pour et lors du montage ?

Sebastian Campos Lelio : C’est ce qui a été le plus dur ! Je monte toujours ce que je réalise. Pour moi, c’est lors du montage que ce fait la réelle écriture. Surtout lorsqu’on travaille avec du matériel sauvage ! C’est-à-dire du matériel qui échappe à ton contrôle. En fait, nous avons tourné près de 80 heures de pellicule et le montage a duré un an. Cela a été un processus de filtrage qui a consisté à retirer, retirer encore jusqu’à garder l’essentiel. Mais le premier montage que j’ai fait durait six heures… et ça fonctionnait. Donc c’était très dur !

Pourquoi avoir choisi de faire cohabiter votre personnage Sofia avec celui de Shakespeare, Ophélie ?

Sebastian Campos Lelio : Je n’en sais rien non plus ! Le texte récité par Sofia est en fait une version moderne de Hamlet. Il me semble que ce qu’elle dit, le texte d’Ophélie qu’elle interprète, la raconte aussi elle-même. Cela nous intéressait de trouver un texte théâtral très intense. Nous voulions qu’elle joue le texte, presque qu’elle le surjoue, vraiment comme une actrice. Justement aussi, pour créer une sorte île d’interprétation. Car la seule chose qui est « jouée », dans le film, c’est cette partie. Tout le reste est improvisé. Ce qui m’intéressait était de créer ce contraste.

Le couple Sofia-Marco (et implicitement Ophélie-Gaudi) ne semble finalement pas viable. Qu’est ce qui vous a donné l’idée de faire se rencontrer ces deux personnages historiques ?

Sebastian Campos Lelio : Ah ! Je ne sais pas ! Gaudi, parce que lorsqu’on étudie le cinéma, on admire Tarkovski, c’est comme l’impossible ; et parallèlement, pour l’étudiant en architecture, Gaudi c’est l’impossible. L’utopie maximum. Il me semblait intéressant que le personnage du fils, Marco, ait cette fascination adolescente pour Gaudi. Et qu’il se différencie de la vision moderne et pratique du père sur l’architecture. Mais je n’avais pas pensé à la relation entre Gaudi et Hamlet ! Je m’économise une psychanalyse en faisant le film ! Alors il ne faut pas me demander de tout expliquer ! (rires)

Est-ce que ce film s’inspire de choses que vous avez vécues ?

Sebastian Campos Lelio : Non il s’inspire plus de choses que j’ai vues, que j’ai écoutées, plus que j’ai vraiment vécues. Ce film est fait à partir de choses typiquement chiliennes.

La mère, Soledad, n’apparaît qu’au début du film, pourquoi l’avoir écartée des événements qui suivent ?

Sebastian Campos Lelio : C’était nécessaire d’écarter la mère du jeu. Car en fait, à partir du moment où elle s’en va, elle est très présente par son absence. Peut-être même plus présente car il s’agit d’une absence morale. Et pour beaucoup la mère revient lorsque le « lapin » apparaît. Le personnage de la mère devait être assez enchanteur dès le début pour pouvoir rapidement faire son effet.

La Sagrada Familia, bien que se situant au sein d’une famille, est-elle finalement un film sur la solitude des êtres ?

Sebastian Campos Lelio : Je crois qu’à l’intérieur d’une famille on peut être terriblement seul. Surtout parce que la plupart du temps ta famille ne te comprend pas. C’est pourquoi l’idée de Jodorowsky me plaît beaucoup, l’idée que la famille est un piège sacré duquel, d’une certaine manière, il faut se libérer. Je crois que le personnage de Marco a trouvé sa propre solution pour se libérer du piège…

Au Chili, le film a donné lieu à des « débats entre intellectuels qui interprétaient le film », pour reprendre votre expression. Pensez-vous que votre œuvre puisse néanmoins être accessible à un plus grand public ?

Sebastian Campos Lelio : Je crois que oui. Il est intéressant de savoir qu’il y a différents niveaux d’interprétation d’un film. Il est important qu’un spectateur moins « préparé » puisse comprendre le film avec ses propres outils. Le fait qu’il puisse y avoir différentes lectures du film, fait de ce dernier une œuvre illimitée, du point de vue de l’interprétation. Le film est aussi intelligent que celui qui le voit.

Propos recueillis par Laurence Gramard en janvier 2007.

Titre original : La Sagrada Familia

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Durée : 99 mn


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