La musique d’Ennio Morricone aidant, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon débute comme un giallo. Augusta (Florinda Bolkan) est assassinée par son amant alors qu’elle se trouvait nue au-dessus de lui sous les draps. Avant qu’elle ne meurt, Elio Petri filme les épaules découvertes de la future victime, son dos et la chute de ses reins. Plus tôt, elle avait fait une demande étonnante à celui qui allait bientôt l’égorger : « Comment me tueras-tu cette fois ?« . La suite du film et ses nombreux flashbacks donneront une explication et laisseront apparaître les jeux morbides auxquels s’adonnait le couple depuis déjà quelques semaines. A chacune de leur rencontre la femme s’amusait à prendre des poses de morte pendant que l’homme la photographiait. Apparemment, c’est comme ça qu’ils prenaient leur pied. Quoi qu’il en soit le film a à peine commencé qu’elle est déjà sans vie. Un peu de sang apparaît sur sa nuque et elle s’écroule dans les draps de son lit, forcément en soie au vu de la déco « Modern Style » de son appartement. Lui, lame de rasoir à la main, ne panique pas. Il se sert à boire, prend une douche et laisse volontairement ses empreintes un peu partout. Il rejoint le commissariat où il travaille comme chef de la police criminelle de Milan juste à temps pour être mis au parfum : une femme vient d’être assassinée.
Bien que ce film d’Elio Petri ne soit pas un giallo, sa brillante scène d’introduction n’est nullement trompeuse. On y voit un meurtre, du sexe, mais surtout l’apparition de la figure du commissaire au-dessus de tout soupçon joué par Gian Maria Volontè qu’on suivra par la suite continuellement. Désinvolte, provocateur, celui dont on ne connaîtra jamais le nom tue dans la première scène du film d’Elio Petri par défi. « Je te trancherai la gorge » avait-il répondu à une Augusta joueuse avant le coït mortel. Toute la jouissance que lui procure le pouvoir qu’il a sur cette femme masochiste se retrouve dans les scènes qui suivront cette introduction. Elio Petri lance son film à travers une scène de meurtre érotique et ne laissera à aucun moment redescendre la tension. Le défi du meurtrier est de continuer de jouir de son meurtre même lorsqu’il se trouve dans la sphère publique et qu’on lui confie la mission de coincer celui qui a tué Augusta. L’interprétation quasi hystérique de Gian Maria Volontè et la caméra sans arrêt en mouvement d’Elio Petri semblent n’être qu’un moyen de continuer les jeux sexuels que la mort d’Augusta a stoppés. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon construit avant tout une enquête quasiment psychologique d’un meurtrier qu’on ne cesse jamais d’accompagner même dans ses plus grands délires. Disséminant des indices contre lui un peu partout, l’excitation qu’il a face à ses propres collègues est la même que celle qui lui prenait le ventre après l’assassinat de la femme. Elle lui avait dit qu’elle le trompait mais également que lui, celui qui allait être promu au poste de directeur de la section politique, ne lui faisait pas l’amour comme un homme. Elio Petri laisse alors apparaître un mobile au jeu du chat et de la souris que met en place le meurtrier : s’il était vraiment impuissant resterait-il impuni ?
Reprenant l’attitude et des mots proches de ceux de Benito Mussolini lors d’une scène de discours glaçante, le commissaire meurtrier n’est pas un citoyen comme un autre et toute l’ironie d’Elio Petri se trouve déjà dans le titre de son film. Le personnage que campe Gian Maria Volontè plus encore qu’être au-dessus des lois est au-dessus de la société ; bien au-dessus de la femme qu’il a tuée. Il a depuis bien longtemps cessé de n’être qu’un citoyen et au cas où il ne serait jamais attrapé, le mérite ne lui en reviendrait nullement. Si les indices qu’il a laissés ici et là conduisent à lui, on trouvera une raison de l’innocenter. S’il rédige des aveux, il y a de fortes chances qu’on ne les accepte pas et qu’on les déchire.
Dans l’Italie des « années de plomb », Elio Petri filme la corruption des institutions et la peur du peuple face à elles. L’homme de la rue ne peut accuser quelqu’un comme ce commissaire et on ne laissera jamais ce dernier redescendre dans une société où, sous couvert d’état d’urgence, un état totalitariste prend forme. Incapable de satisfaire sexuellement sa femme, incapable de n’être autre chose qu’un des rouages d’une machine en marche, le meurtrier devient pathétique quand Elio Petri détruit ce pouvoir fantasmé qu’il s’était octroyé. Dans une dernière scène, quand la lumière est devenue irréaliste et que le commissaire reçoit chez lui ses supérieurs, résolu, il baisse la tête et attend qu’on décide pour lui. Debout au milieu de ses pairs avec le souvenir de la femme qu’il a tuée il y a quelques jours, il est à nouveau ramené à son état d’impuissance.