Au Sud du Massif Central, dans lAveyron, sétend un vaste plateau : un paysage de légende, là depuis toujours. Les Causses du Larzac semblent avoir tout vécu, tout vaincu. Mais loin des luttes naturelles, la bataille sest un jour faite humaine. Cest une contrée de luttes où, pendant onze ans, des paysans ont refusé de se soumettre. Ce territoire leur appartient et il ne peut en être autrement. Là-bas, la vie nest pas dure mais rude. Le paysan occupe son territoire, le cultive, vit de lui. Sans sa terre, que vaut-il ? Ces paysans en lutte contre l’extension du camp militaire et l’expropriation de leurs terres, donc contre l’Etat, se considèrent comme des gens normaux et cest ce qui fait leur force. Modestes acteurs dune lutte acharnée, ils se révèlent être déterminés, dune surprenante ténacité.
Les souvenirs historiques de la guerre du Larzac ne se perdront pas dans les entrailles de la terre grâce au travail de documentaristes comme Christian Rouaud qui décide de les faire revivre, à travers les témoignages de ceux qui les ont vécus.
La vigueur de la lutte est redynamisée par un montage, fluide, fait dalternances, trouvant son équilibre entre témoignages au présent et archives au passé. Le dispositif mis en place par Christian Rouaud consiste en des faces caméra où les protagonistes se remémorent leurs actions. Ils sont filmés individuellement mais le montage réussit à réunir toutes ces personnalités en un tout. Quil sagisse de paysans originaires du Larzac ou de paysans venus dailleurs, tous les esprits se rejoignent dans un même rêve de société. Ces entretiens, fixes, alternent avec des archives Super 8 tournées à lépoque par un acteur de la lutte, Léon Maillé, ainsi quavec des plans du Larzac daujourdhui. Le lieu parle, le paysage est personnage. Le film va suivre de manière chronologique, dannée en année, les événements et lévolution dune lutte qui va prendre dautres dimensions au fur et à mesure du combat. Le spectateur semble vivre, comme les paysans du film, une véritable initiation politique, une prise de conscience. Jusque-là, les paysans étaient isolés même les uns par rapport aux autres. La lutte a rompu les barrières, créant une véritable communauté.
On peut saluer la maîtrise de Christian Rouaud dans la manière dont il traite ses protagonistes : en toute simplicité, alors que le risque était grand de les célébrer en héros.

Du Larzac à Paris : des paysans en colère
Claire B. est Aveyronnaise et le Larzac, cest tout pour elle. Elle y est née et en est fière.
Durant la décennie qua duré la lutte du Larzac, elle avait entre sept et seize ans. Elle nous parle des souvenirs quelle en a gardé :
« Au début, étant gosse, cétait très flou. Je ressentais quil y avait une haine contre larmée mais je ne comprenais rien à la politique. Larmée arrivait à la limite des terres de mon père. Javais sept ans, environ. Ensuite, les militaires nous coupaient les clôtures pour que les bêtes sévadent, les hélicoptères passaient très bas pour faire peur aux animaux. Alors, dans ma tête denfant, je me suis mise à détester larmée, et le slogan « Faites lamour, pas la guerre » résonnait très fort. »
Le documentaire de Christian Rouaud réussit à faire transparaître, à travers les voix tremblantes de souvenirs de ses témoins, latmosphère qui régnait sur le plateau du Larzac. La lutte sest toujours basée, avant toute chose, sur la non-violence :
« Il y avait des barrages avec la communauté de larche (Lanza del Vasto). Ils se mettaient en travers de la route et larmée venait les chercher pour les mettre sur le côté de la route mais, aussitôt, ils se remettaient au milieu de la route, sans violence. Je trouvais ça marrant. »
Elle constate que, politiquement, les gens sont plus à gauche quavant la lutte. Elle se souvient des tensions qui existaient au sein même de la communauté paysanne, tout le monde nétait pas du même bord :
« Certains paysans se détestaient car certains dentre eux avaient vendu des terres à larmée, pour le camp dextension, tandis que dautres étaient entièrement contre. Par la suite, ils sont devenus les meilleurs amis du monde. Je pense à Robert et à Jean-Paul mais, malheureusement, Jean-Paul nest plus parmi nous pour dire à quel point cette lutte a ouvert les esprits. »
Claire a vu le documentaire de Christian Rouaud et nous fait part de ses impressions. Le Larzac étant sa terre, le regard quelle porte sur le film nen est que plus exigeant :
« Le documentaire est super. Cétait très émouvant. Finalement, vu mon jeune âge, je ne mapercevais pas que cétait une lutte aussi acharnée. Cette lutte, où il est venu beaucoup de monde, a aussi ouvert létat desprit du monde extérieur par rapport aux paysans. Les paysans du Larzac ne sont pas des rustres, au contraire, ils sont très ouverts. Par contre, je pense que le documentaire na pas tout dit : ils nont pas parlé de tous les mouvements qui se sont passés pendant ce temps-là comme, par exemple, quand larmée coupait les clôtures et que les bêtes séchappaient, quand les hélicoptères rasaient les troupeaux et que les bêtes avortaient. Ils nont pas parlé des petites manifestations qui ont secoué Millau. Ils nont pas non plus évoqué le fait que ces pacifistes étaient, au départ, mal vus par certaines populations. À La Cavalerie, beaucoup de personnes étaient pour larmée, surtout ceux qui avaient un commerce. ».
Pourtant, le documentaire, même sil évoque ce qui sest passé à plus grande échelle, ne néglige pas pour autant les petits mouvements qui ont secoué le Larzac. Mais il faut se rendre à lévidence : le montage subit des contraintes et deux heures de film ne suffisent pas pour tout raconter. Cest pourquoi les spectateurs, à linstar de Claire, ne pourront être que comblés par la qualité des suppléments qui accompagnent l’édition DVD du film.
Une grange construite de mille mains : belle image à la fois humaine et cinématographique
En effet, Ad Vitam na pas fait les choses à moitié pour cette édition DVD assez surprenante. Elle peut satisfaire les curieux friands den savoir plus, à la fois sur le film et sur les protagonistes qui lont fait vivre. Qui dit « bonus » dit « curiosités », lesquelles parfois nous déçoivent, mais ce nest pas le cas cette fois-ci où la plupart des aspects à propos desquels on sinterroge au sortir du film sont ici résolus. Les bonus ne se contentent pas de survoler les choses mais plutôt de remonter à la genèse du film et de lHistoire.
Ainsi il nous est proposé dassister à un entretien face caméra du réalisateur Christian Rouaud qui, pendant quarante-cinq minutes, nous parle de son rapport au cinéma et au documentaire. Réaliser un documentaire, cest aussi et surtout sinterroger, se poser des questions éthiques par rapport à tous ces gens qui acceptent de sasseoir face à la caméra et se confier à elle. Ces gens, ces confidences, seront découpés et manipulés pour établir un discours précis, aller dans une direction donnée. Le montage réorganise le discours sous la tutelle de léthique. Le montage est fait de tricheries que le réalisateur assume et dont il nous fait part. Durant ses mois dimmersion, Christian Rouaud obtient de ces gens, petit à petit, une énergie particulière, pleine démotions qu’il aimerait pouvoir retrouver au moment du tournage; mais lil observateur de la caméra paralysera forcément un peu lélan naturel de la confidence. Cest cette intention de retrouver lessence même des sentiments que le réalisateur privilégie pour son spectateur. Lentretien est bien mené : pas de questions légères, seule compte la réponse, Christian Rouaud détient la parole. Les aspects techniques du tournage et de la post-production qui sont souvent, et malheureusement, délaissés, sont ici abordés par le réalisateur comme des points incontournables. Christian Rouaud, dans sa manière de sadresser à nous, apparaît aussi sincère et authentique que le sont les protagonistes de son film.
Le deuxième supplément aborde lHistoire de la lutte de manière beaucoup plus précise et détaillée. Dépassant les évènements propres au film, celui-ci va beaucoup plus loin et sintéresse aux autres luttes dont ont été acteurs depuis les années 1980 les habitants du Larzac. Il est surprenant de constater tout ce que la décennie de luttes des années 70 a pu engendrer : les petites et grandes actions qui ont suivi possèdent elles aussi toute leur importance. Différents épisodes nous sont ainsi racontés et détaillés par les protagonistes. Ils nous parlent de la manière dont ils ont continué à se battre pour faire respecter les engagements que François Mitterrand avait pris durant sa campagne électorale au sujet de l’abandon du projet d’extension du camp militaire. Ils évoquent également les rassemblements internationaux, comme celui qui eut lieu au Japon en mars 1982. Ils se remémorent toutes ces autres luttes survenues par la suite et qui se sont greffées à la leur. Ce sont plein de petits combats, à léchelle nationale et internationale, quils ont soutenus. José Bové nous parle du Rainbow Warrior et de leur bataille pour empêcher les essais nucléaires de François Mitterrand. Ou encore laffaire du Mac Donalds de Millau et lampleur que lévénement avait suscité, devenant affaire médiatique et accédant au rang de véritable symbole, emblématique.
Autre bonus : les scènes coupées. Loin dêtre anecdotiques, ces séquences coupées mais pas oubliées nous en disent encore un peu plus sur cette lutte qui fourmille de tant dépisodes malheureusement inmontables en deux heures de film. Lépisode de la guerre des tranchées en trois épisodes est particulièrement passionnant.
Également, les affiches de la lutte, tour à tour commentées par chacun des protagonistes : des affiches qui deviennent symboles, des slogans qui seront scandés haut et fort pour marquer les esprits et lHistoire.

L’affiche du film, pleine d’inspirations
Pourquoi avoir décidé, trente ans après les événements du Larzac, de revenir sur cette terre de résistance ?
Tous au Larzac est en quelque sorte la suite de mon précédent film, Les LIP, limagination au pouvoir, qui décrivait la grève ouvrière des usines LIP à Besançon, en 1973. Cest à cette même époque qua débuté la lutte des paysans du Larzac. Une connexion sest donc établie entre leurs combats respectifs : dun côté, il y avait des ouvriers qui ne voulaient pas être privés de leur usine, de lautre, des paysans qui refusaient dêtre dépossédés de leur terre et de leurs fermes. Jaurais voulu mettre en évidence la relation tissée entre eux, mais le film aurait été trop long. Après sa sortie, jai reçu le journal Gardarem lo Larzac [le bimestriel dinformation du Larzac, ndlr], dans lequel il y avait une critique très élogieuse des LIP. Lauteur de larticle regrettait quil nexiste pas de documentaire de cette qualité à propos du Larzac. Jai donc décidé daller sur place, dans lespoir que certaines personnes acceptent de me raconter leur histoire.
Comment avez-vous procédé pour que ces gens se confient à vous avec tant de spontanéité ?
La plupart des habitants du plateau avaient vu Les LIP et étaient dans de bonnes dispositions. Jai trouvé neuf « personnages » et nen ai pas cherché davantage, car je voulais leur laisser suffisamment de temps pour sexprimer. Ils devaient avoir lair tout à fait naturel, comme sils étaient tranquillement assis devant chez eux, en train de se remémorer leur passé au coin du feu. Évidemment, ce nétait pas du tout le cas ! Jai commencé par les interviewer afin de savoir ce quils étaient susceptibles de me raconter, quelles aventures ils avaient vécues. En une semaine, javais recueilli 750 pages dinterviews Jai écrit le film à partir de cette matière-là. Il sest passé deux ans avant que le tournage ne débute. Les « personnages » avaient oublié ce quils mavaient confié, mais pas moi ! En les écoutant, javais ri, pleuré : jai voulu retrouver ces émotions dans le film.
Comment y êtes-vous parvenu ?
Je savais précisément ce que je voulais obtenir. Je leur ai demandé de me raconter leur histoire, chacun à leur manière. Cétait assez éprouvant pour eux, parce quils ne savaient pas ce que les autres allaient dire, ni comment jallais agencer leurs propos. Cest le montage qui a permis de créer un effet de groupe, en mêlant leurs paroles. En réalité, il ny a quun seul récit, le mien, mais à travers plusieurs voix, les leurs.
Avez-vous travaillé avec une grosse équipe ?
Nous nétions que cinq : un chef opérateur, un ingénieur du son, un assistant, une régisseuse et moi. Le tournage a duré huit semaines, six en juillet et deux en septembre. Le problème, cest que je voulais filmer le Larzac sous la neige ! Il a fallu être patient, car il nest pas tombé un seul flocon de tout lhiver. Ce sont les habitants qui ont fini par mappeler, plusieurs mois après le tournage, en sexclamant : « Ça y est, il neige ! ». Jai envoyé le chef opérateur tout seul avec son 5D pour tourner ces quelques plans du plateau recouvert dun manteau blanc.
Comment sest passé le montage ? Raconter onze ans de lutte en moins de deux heures na pas dû être facile
Je disposais dénormément de matière visuelle et sonore. À lépoque, les paysans sétaient rendu compte que les journaux télévisés et les déclarations des politiciens nétaient que des tissus de mensonge. Léon Maillé avait donc décidé de filmer leurs actions avec une caméra Super 8, pour montrer ce qui se passait réellement au Larzac. Au total, javais entre les mains cinquante heures darchives et une centaine dheures dinterviews… Sacré problème ! Comment condenser tout cela ? Avec mon fils, qui soccupait du montage, nous avons sélectionné petit à petit les éléments qui nous paraissaient essentiels : nous nous sommes limités à quinze heures de film, puis six, puis quatre. Cest à ce moment-là que nous avons rencontré une véritable difficulté, car nous navions plus que des scènes indispensables, et il fallait encore en tronquer la moitié.
Dans votre film, vous ne vous intéressez que très peu au camp adverse. Pourquoi avoir pris ce parti ?
Les médias entretiennent un état desprit que je qualifierais de « pensée micro-trottoir ». On prend un « pour », un « contre », et le problème est réglé ! Faut pas se foutre de la gueule du monde ! Pour ma part, je ne crois pas à lobjectivité. Je préfère choisir mon camp, donner la parole à ceux qui ont combattu. Si dautres veulent filmer le point de vue des militaires, ils sont libres de le faire. Nous avons entendu la parole de lennemi pendant 40 ans. Le Larzac était présenté comme un trou perdu, peuplé déleveurs de chèvres et de hippies. Quand on voulait se moquer de quelquun, on disait : « Tas quà aller élever des chèvres au Larzac ! ». Certaines personnes, abreuvées de ces propos mensongers, ont refusé de voir le film : preuve que le discours étatique sest largement et suffisamment répandu. En réalité, je mintéressais moins à la lutte elle-même quaux gens qui lont vécue. Je voulais montrer à quel point le combat influence ceux qui le mènent. Les spectateurs sont parfois étonnés de constater que les paysans du Larzac sexpriment avec tant daisance. Mais ils ont parlé pendant dix ans ! Ils ont affronté les autorités, réfléchi collectivement
Cest la meilleure université qui soit.
Tous au Larzac est sorti en salles plusieurs décennies après les événements quil relate. Pourtant, il semble étrangement dactualité
Les délocalisations et les destructions massives demplois ont commencé dans ces années-là. Quand Marie-Rose Guiraud sécrit : « Largent, largent, ils nont que ce mot-là à la bouche ! », on se rend compte que le monde na pas beaucoup changé. Les paysans du Larzac ont osé sopposer à lEtat, alors quà cette époque, seuls les ouvriers avaient ce courage. Sils ont gagné, alors aucune lutte nest perdue davance ! Cest très encourageant.
Vous êtes-vous battu à leurs côtés dans les années 1970 ?
Javais vingt ans en 1968, jétais à la Sorbonne et je faisais partie de cette génération qui ne supportait pas que le mouvement se soit terminé aussi brutalement. La lutte des paysans du Larzac était emblématique et nous les soutenions à 100%. Jhabitais en banlieue parisienne, mais je passais mon temps à organiser des meetings, à distribuer des tracts En réalisant Tous au Larzac, jai eu envie de raconter aux jeunes ce qui sétait réellement passé. Mais jétais également enthousiaste à lidée de rencontrer ces gens qui mavaient fait rêver quand jétais jeune. Je nai pas été déçu : ils sont aussi formidables que je lavais imaginé.
Laffiche du film est parfaitement adaptée au sujet. Qui a eu cette drôle didée ?
Plusieurs graphistes ont travaillé sur le projet, mais cette image sest imposée immédiatement, comme une évidence : un casque à la Full Metal Jacket juché sur la tête dun mouton rigolard avec un brin dherbe dans la bouche Ça donne immédiatement le ton du film : on comprend quon ne va pas semmerder !
Certains réalisateurs ont-ils influencé votre travail ?
Je ne me suis pas trop posé la question. Il y a des documentaristes que japprécie, notamment Nicolas Philibert, mais mes influences se situent plutôt du côté de la fiction. Jadore le cinéma de Renoir, la manière dont il représente le peuple, le monde ouvrier… Jessaie de réaliser mes films comme sil sagissait de fictions, je veux quon soit embarqué dans une aventure, avec des personnages hauts en couleurs. Je me suis aussi inspiré des westerns pour filmer les paysages.
Avez-vous des projets actuellement ?
Je viens de terminer un film et jespère quil pourra sortir en salles, dans la foulée du Larzac. Il sappelle Avec Dédé : cest le portrait dun musicien breton humaniste qui joue de la bombarde. Ce personnage est tout à fait étonnant !
DVD édité par Ad Vitam – Sortie le 15 mai 2012.