Longue campagne promotionnelle – comme le film, entièrement autogérée – qui n’aura d’ailleurs pas manqué d’en agacer certains (réaction légitime), instaurant par moments le sentiment d’un enthousiasme un peu suspect : l’absence de budget d’un film justifie-t-elle ce tintamarre, une telle « invasion » du plus efficace et incontournable système de communication moderne ? Question à laquelle cette critique se gardera de répondre. Parce que son signataire confessera n’avoir que peu pris acte de cette campagne avant sa propre découverte du film. Mais surtout parce que la seule chose qui importe vraiment maintenant, en ce jour de sortie de Donoma (dans vingt-six salles sur l’entièreté du territoire, ce qui n’est pas mal), eh bien c’est Donoma, justement, le magnifique film qu’il s’avère être avant tout. De ces œuvres où l’on pressent assez vite, dès les premières scènes, la riche réserve de surprises, coups de Trafalgar, glissements de terrain et pas de côtés qu’une seule (ni même deux) vision ne peut suffire à comptabiliser.

Me pregunto
Ceci dit
Toutes les figures de Donoma sont ainsi de véritables blocs d’individualité, des présences pleines, guerrières, prêtes au combat. C’est ce qui précisément fait le charme de la première histoire, celle d’Analia, jolie prof d’espagnol trentenaire, et de Dacio, tête brûlée de dix-sept ans ne suivant son cours qu’à dessein de lui signifier sa résistance. La grande question, lorsque Analia sommera Dacio de rester à la fin du cours, sera celle de l’incident, qui, malgré sa dimension a priori improbable, son caractère hautement tabou, semble en cette circonstance précise d’ores et déjà inévitable. L’un et l’autre ont un différend à régler, sont manifestement bien armés niveau tchatche ; ne reste plus qu’à voir (et pour Djinn Carrénard à filmer, soit établir et saisir en même temps) le résultat concret, physique, organique de cette défiance à armes plus ou moins égales.

Don’t speak
Au royaume des borgnes…
Parce que chaque individu, chaque personnage ne vit, n’avance et ne se présente à l’autre que porté par ses convictions et visions intérieures, l’amour ne peut ici être une mince affaire, un acquis. Que Dacio et Salma sortent officiellement ensemble ne veut pas dire que ces deux-là se sont trouvés, bien au contraire. Lui, dans les rares scènes qu’ils partagent, ne manifeste jamais à son égard une curiosité égale à celle que lui inspire sa prof, faisant même preuve, lorsqu’elle ne lui concède un baiser qu’après négociation, ou le lui refuse tout simplement, d’une virulence de propos (il la traite grosso modo de petite « bourge ») faisant quelque peu douter de leur plaisir à être ensemble. Elle, dont la trajectoire spirituelle fait l’objet de la troisième histoire de Donoma, se révèle de son côté plus en phase avec Stephen, un camarade de classe de Dacio (joué par Carrénard lui même), qui partage avec elle, sinon une croyance, au moins une égale sensibilité à la question de Dieu. Est-ce à dire que Salma serait finalement faite pour Stephen ? Sans répondre ici non plus, on dira juste que décidément, dans Donoma, tout n’est pas si facile.
Et c’est pour cette raison que le film est aussi stimulant, aussi surprenant du départ à l’arrivée. Si en effet la relation humaine et amoureuse est au centre de sa fiction à trois têtes, c’est ce qui achoppe qui impulse jusqu’au bout la mise en scène. Les personnages de Donoma, nous l’avons dit, sont de grands rêveurs, débordent d’imagination. Celle-ci sera alors, tout du long, le principal obstacle à l’épanouissement des liens qu’ils cherchent à établir ou consolider. On ne compte rapidement plus les scènes (souvent hilarantes) où celui ou celle que l’on pense pur(e) comme un nouveau né se révèle le plus vieux des singes. Au vrai, tous les personnages de Donoma se définissent, davantage que par leur appartenance sociale, leur « statut », par une égale prédisposition à mener la danse autant qu’à être à leur tour mené en bateau. Chris, jeune photographe émigrée ayant décidé de faire du « premier venu » son amant et colocataire, si elle parvient sans difficulté à faire adopter à Dama son étrange et ludique jeu du silence au quotidien, brillera, à l’heure des premiers mots et des présentations tardives, par sa touchante crédulité.

Because the night
Melancholia
La mélancolie fait justement la matière des images de ce grand film de 150€*. Très proche des personnages-comédiens, la caméra semble moins portée par l’ambition de coller à leur énergie (école 100 % vitaliste des Dardenne) que d’observer au plus près une éloquence n’ayant d’égale que leur solitude. Si tout le monde est très bavard, dans Donoma, si les personnages principaux ne le deviennent au fond que par la grâce de leur répondant, leur aptitude à tenir la longue distance du jeu des mots, Djinn Carrénard ne se prive pas non plus de leur accorder entre deux rounds l’espace-temps propice à une échappée (plans muets dans le bus ou le métro, sur un balcon, où seuls cette fois les reliefs musicaux de Frank Villabella délimitent le degré de présence de personnages en état de relâche, peut-être de recharge).
Comme si l’ancrage des séquences avait pour arrière-monde progressivement matérialisé une perspective d’envol, de décollement de ces figures trop réelles d’une efficacité consciente de son épuisement nécessaire. Quête d’échappée à l’excédent d’incarnation laissant alors deviner en ce film un caractère assumé de support de pure(s) représentation(s). Antithèse parfaite du cinéma social (ces gens-là nous ressemblent, certes, mais préservent aussi quelque chose de bigger than life, sont trop habiles pour être communs), Donoma ne dira pas grand chose des « soucis » de ses personnages. Et quand il le fera, ce sera moins pour en faire la matière d’un compartiment plus réaliste et émotionnel de la fiction (la violence du père – espagnol – de Dacio ; le passé de réfugiée politique de Chris ; l’absence des parents de Salma, qui doit s’occuper seule d’une sœur aînée luttant contre une leucémie) que pour donner idée de la grande aventure naturaliste qui ne sera finalement pas la leur.

Donoma (Le jour est là)
C’est cette hallucination que Donoma parvient donc à provoquer à mille et une reprises. Importe moins dans ce film d’aboutir à l’étreinte, au baiser, à l’attestation d’amour ou de fraternité que de ne jamais oublier la profusion des jeux de dupe inhérents à toute palabre. Ce qui meut profondément chaque scène, plus encore que la maîtrise du langage propre à chacun, c’est plus sûrement l’épuisement pur et simple du langage, l’impossibilité finale de la réplique. Donoma n’est jamais aussi grand que lorsque, littéralement, Dacio, Dama, tous ces beaux parleurs se retrouvent in fine à courts de mots et d’arguments, juste soumis à la réalité brute de l’impossibilité, à ce moment précis, de tisser une nouvelle fable, inspirée ou non d’un fait réel.

Less ?
But !
_______________________________
*D’aucuns ne manquent d’ailleurs pas d’émettre un léger doute concernant cette autre mythologie du long métrage au prix d’un timbre poste.