En 1952, un vieux berger est accusé du meurtre d’un couple d’anglais et de leur fillette de dix ans. Motif : campement nocturne inopiné sur les terres de sa propriété. Trois ans plus tard, à l’occasion du lancement de la chaîne de télévision britannique ITV, Orson Welles se rend sur les lieux du crime pour réaliser le premier numéro d’une série de documentaires pour la télévision : Around the World with Orson Welles. Ce qui aurait dû s’intituler La Tragédie de Lurs est toutefois resté inachevé, tout comme les doutes ne cessèrent jamais de planer sur la culpabilité de Gaston Dominici. Le meurtrier présumé donna néanmoins son nom à une des affaires les plus emblématiques du pays, reflet misérable d’un état de la paysannerie dans la France d’après-guerre. Dans L’Affaire Dominici par Orson Welles (2000), Christophe Cognet recoud les morceaux du projet, pensé sur le modèle de la mythique intervention radio du cinéaste en 1938, adaptée de La Guerre des mondes : son emploi de la première personne avait en effet semé la panique dans tout New York, et réussi à faire croire à une véritable attaque de Martiens. A la fois conteur, acteur et réalisateur, dans et de sa propre émission, Welles devait ainsi révolutionner les rapports entre cinéma et télévision, autrement dit entre fiction et réalité : « A la télévision, le plus important est ce que l’on dit, et non ce que l’on montre. »
A mi-chemin entre la revue Détective, le rapport scientifique et la fresque épique, avec des romans comme La Terre ou La Bête humaine, Zola avait déjà bien entamé le problème de l’instrumentalisation du réel à des fins narratives, voire spectaculaires. Passé le XIXe et à la lumière du XXIe siècle, la reconstitution de Cognet pose la question troublante de l’invasion de la télévision contemporaine par la fiction hollywoodienne. Dans Six O’Clock News (1997), Ross McElwee médite en écho : pourquoi les documentaires ne sont-ils pas considérés comme de vrais films, contrairement aux fictions ? – « Le reportage sera-t-il moins vrai s’ils ne filment pas leur entrée dans mon appartement pour la troisième fois ? » Le JT de six heures n’en finit pas de déborder sur la vie de McElwee, star fugitive du journal local, immortalisé dans le rôle du type qui filme les moindres parcelles de sa vie. Coincé à la maison depuis la naissance de son fils, le documentariste angoisse face au petit écran : quelle différence entre les faits divers rejoués à la télé dans quelques émissions fouille-merde et les infos pures et dures ? A quoi ressemble l’envers du décor de ce maudit JT de six heures ? Loin des mises en scène, plus ou moins solennelles ou pontifiantes, qu’a bien pu ressentir son amie Charleen, déjà abonnée aux catastrophes, devant sa maison dévastée par un cyclone ?
Nulle curiosité malsaine dans sa quête, mais un besoin quasi métaphysique et profondément humaniste. Est-ce un hasard si Charleen est professeur de poésie ? Ou comment défier la laideur… « Comment toutes ces choses ont-elles pu arriver ? », s’échine à répéter Ross McElwee. Devant ces mauvais films qu’on n’aurait jamais voulu voir tournés et pourtant diffusés chaque soir à la télé, comment vouloir encore donner la vie ? Comment prétendre protéger son enfant lorsque le miroir implacable du JT de six heures nous guette au coin du bois, prêt à nous aspirer dans le poste à tous moments ? A l’affût de réponses, flanqué d’un garde forestier philosophe, McElwee traverse les ruines végétales d’un incendie de forêt : « ce que je veux vraiment c’est affronter les flammes. » Tel Dante initié par Virgile aux circonvolutions de l’Enfer, McElwee s’enfonce dans les méandres du chaos, empilant sans crainte les couches de réalités pour mieux densifier ce que les journalistes cherchent à aplanir et mystifier chaque soir à coups de mise en scène et de commentaires obscurantistes : la complexité de l’univers. Une bonne raison de ne pas croire en Hollywood et de persévérer dans le documentaire…
Evacuant à l’inverse la question du « Pourquoi ? », Christian Boltanski tente de figurer cliniquement l’infigurable « Comment ? ». Mortifère et fataliste journal intime, son Essai de reconstitution des 46 jours qui précédèrent la mort de Françoise Guiniou (1971) chronique le lent mécanisme de déshumanisation d’une femme volontairement murée dans son appartement pour échapper à l’expropriation, entraînant avec elle ses deux enfants dont elle étouffe peu à peu les grimaces, les rires, les danses, puis les larmes. Décédée avant son fils Jean, elle n’a pas eu le temps, comme le tyran Ugolin enfermé dans sa tour, de dévorer les dépouilles de sa propre progéniture (1). Resté seul, le gosse tire le rideau et mange le papier peint, baigné des rayons d’un soleil que ses yeux, habitués à l’obscurité, ne peuvent plus supporter… désoeuvré comme un homme devant la mort de Dieu.
L’absence s’impose comme une évidence : absence de logique, absence de réponse, et parfois même absence de coupable. La pièce manquante est finalement la clef de tous les documentaires de cette programmation, bâtis sur le fragment, sa lecture, son montage et sa réinterprétation. A présent, libre à nous de combler les lacunes.
Séance de 19h :
Diane Wellington (2010), Arnaud des Pallières.
Essai de reconstitution des 46 jours qui précédèrent la mort de Françoise Guiniou (1971), Christian Boltanski.
L’affaire Dominici par Orson Welles (2000), Christophe Cognet.
Séance de 21h15 :
Détail (2004), Avi Mograbi.
Six O’Clock News (1997), Ross McElwee.
Les deux séances de ce mardi 14 février seront suivies d’une rencontre avec le vidéaste et critique Jean-Paul Fargier. Le programme de la soirée se trouve en ligne ici, sur le site du Forum des images.
(1) Dante, L’Enfer, Chant XXXIII.