Dégradé

Article écrit par

Treize femmes, un lion et un salon de beauté : les frères Nasser racontent la vie à Gaza.

Spectatrice impuissante, coupée du monde extérieur qu’elle scrute avec envie, une fillette observe un lion enchainé dans la rue à travers la vitrine d’un salon de coiffure. C’est ainsi que s’ouvre le premier film des frères Tarzan et Arab Nasser, jumeaux déjà remarqués pour leurs quelques courts métrages, et pour leur travail de graphistes et peintres. Dégradé s’inspire d’un fait divers survenu en 2007, une opération militaire du Hamas visant à récupérer un lion volé au zoo de Gaza par une famille armée très influente, le fauve servant en fait de prétexte à un massacre en bonne et due forme pour affirmer l’autorité du gouvernement. Ces évènements n’interviennent qu’en toile de fond (essentiellement sonore) pour justifier le huis clos, qui se veut à la fois hommage à la résilience des Gazaouis face au blocus israélien, et dénonciation de l’oppression du Hamas.

Les situations et la liberté de ton de ces femmes dans cet espace à la fois intime et social, mises en scène par un jeu de miroirs jouant sur les perceptions respectives, les observations et confidences des unes et des autres, basculant sans cesse les points de vue et opposant les arguments, ont au final une visée quasi-documentariste, aboutissant à dresser un portrait sincère et engagé. Les frères Nasser ont le mérite de ne céder à aucun misérabilisme : la patronne du salon est une immigrée russe, qui est venue vivre avec son mari et n’a aucune envie de repartir, pas plus que ses clients. Toutes se plaignent des coupures d’électricité, de la chaleur, de leurs maris et de leurs belles-mères, des conditions kafkaïennes d’obtention de laisser-passer, mais ne se verraient pas quitter ce territoire, et font avec les moyens du bord pour préserver les apparences. Arrêtés de multiples fois, Tarzan et Arab tiennent le même discours, et ne cessent de clamer leur amour pour Gaza, autant que leur haine du Hamas, cet « ennemi intime ».

L’ambition est louable, le film ne commet aucune faute de goût, mais le huis clos ne prend que si la richesse de l’écriture compense les contraintes visuelles. Or, si on se laisse initialement prendre au jeu, une certaine lassitude finit par s’imposer. Le salon est un miroir rétrécissant de Gaza, où de nombreux sujets sont évoqués, mais au-delà de la critique sociale et politique les relations entre personnages sont assez typées, les dialogues tournent un peu en rond, et la montée en tension reste très attendue d’autant qu’elle repose sur certaines facilités : l’opposition entre la femme mure et la jeune, entre la jeune mariée et sa belle mère, la religieuse et la femme libérée … La fantaisie perce par instants, comme quand l’une des femmes (sous Tramadol) s’imagine prendre le pouvoir à Gaza. Mais elle ne va pas plus loin que nommer ses ministres, et reste dans un jeu de rôles très littéral. Difficile sans doute d’être optimiste pour ces deux frères qui ont du partir tourner en Jordanie, mais il est frustrant de les voir se limiter à un travail de portraitistes, au lieu de s’octroyer une plus grande liberté formelle et narrative, qui aurait mieux soutenu leur propos.

Titre original : Dégradé

Réalisateur :

Acteurs : , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 83 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…