De la vie des marionnettes de Ingmar Bergman

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Enfermé dans une maison close, Peter Egerman a étranglé une égarée sur la scène d’un théâtre pour voyeurs. Le psychanalyste Mogens Jensen est chargé du dossier d’expertise.

Partie 1 : L’ordre

Le récit du film est constitué de fragments : les jours qui précèdent et suivent ce crime. Ce récit rétrospectif contient plusieurs retours en arrière, qui sont différents l’un de l’autre par la durée et les signes qui les accompagnent. Il y a quatre flash-back internes et quatre externes (qui sont en général beaucoup plus longs) par rapport au meurtre. Tous les retours en arrière sont partiels, puisqu’ils ne racontent qu’une petite partie des événements. Ce film a une structure complexe qui ressemble à celle du whodunit des films policiers sauf que cette fois-ci le meurtrier est la cause psychique du meurtre. Comme tous les films « psychanalytiques », De la vie des marionnettes contient des retours en arrière externes explicatifs afin d’en cerner la cause. Toutes les analepses sont montées cut avec l’annonce des personnages ou des intertitres.

Le premier flash-back se situe au début du film quand le professeur Jensen est questionné sur l’affaire du crime. Les nombreux intertitres (il y en a 12) signalent le temps exact après ou avant la « catastrophe » (dans le film) et les importantes ellipses. De cette façon, on apprend que Mogens Jensen parle de l’événement 20 heures après le crime. Le flash-back est issu du discours du professeur. Le professeur raconte que Peter l’avait appelé pour qu’il se rende sur le lieu du crime, et ainsi nous savons ce qui s’est passé dans l’ellipse un petit moment entre le meurtre et l’enquête. Le retour n’est pas annoncé mais il est commenté par le professeur en voice over sans abandonner le son témoin de la scène et la musique de la boîte de nuit. Par contre Jensen commente ce que Peter a dit sans qu’on le voie parler à l’image. Après la première séquence du meurtre, le spectateur ne comprend pas la raison de l’étranglement de la prostituée, d’autant qu’au premier plan du film on les voit s’embrasser. Après le premier flash-back suscité par Jensen, on ne comprend pas plus mais on sait maintenant que celui qui a commis le meurtre ne s’est pas échappé et la question du film va tourner autour de la personnalité de Peter : « Pourquoi l’a-t-il tuée ? ».

La deuxième analepse est produite par l’instance narratrice. Les intertitres nous annoncent que Peter a consulté le professeur de psychanalyse Jensen quatorze jours avant l’accident. Ce retour en arrière est externe, continu, non-raccordant. C’est là qu’on apprend que Peter a une envie latente de tuer sa femme. Le rêve nous révèle ses intentions mais ne parle pas de la cause de cette violence envers sa femme. Ce retour qui dure une vingtaine de minutes de récit reconstitue le cours des événements, où on apprend que la femme de Peter le trompe avec le psychanalyste. Le chargé d’enquête continue sa mission et questionne la mère de Peter une semaine après la catastrophe. C’est là où survient le troisième flash-back, très court, annoncé par la mère, qui est interne, discontinu, raccordant, se fait en deux fois 10 secondes (time code : 26’36’’ et 27’12’’). Ceci ne donne aucune information sur le personnage principal puisque dans un seul plan scindé en deux on voit juste la mère et le fils, tous les deux heureux se regardant sans le son témoin du plan, mais avec le commentaire de la mère qui raconte qu’elle n’a rien observé d’anormal quand il est venu quelques jours plut tôt. Dans cette séquence on obtient plus d’information sur la mère que sur le fils : elle s’occupe plus de sa maison – «vestige de son empire passé », dit Katarina, la femme de Peter – que de son fils.

À 28 minutes du film on revient de nouveau en arrière sur la vie du couple Egerman. Les intertitres, un moyen de l’instance narratrice, informent : quatre jours avant la catastrophe, et après cinq jours avant la catastrophe. Cette analepse est externe, continue, non-raccordante qui a pour fonction d’être explicative. Durant une tranche de temps de 25 minutes on observe le couple traverser des problèmes relationnels. On ne peut toujours pas répondre à la question « pourquoi Peter a tué sa victime » mais on a l’impression de s’en approcher ou s’en douter. Pendant cette séquence on fait la connaissance de Tim, le collègue de travail de Katarina Egerman, qui apporte des informations supplémentaires sur le personnage dans la séquence suivante.

Le cinquième retour en arrière (time code : 53’03’’, durée : 6’23’’) est interne et ne survient pas dans l’histoire par hasard, mais parce que Tim vient d’être présenté dans la séquence précédente. Le chargé d’enquête interroge Tim avant d’ avoir interrogé la mère, mais trois jours après le meurtre. Tim révèle à l’enquêteur que c’est lui qui a mis en contact Peter avec la prostituée. Les analepses internes ici ne risquent pas de répéter ce qui s’est passé dans le film parce que les faits ont été habilement ellipsés par l’instance narratrice grâce aux intertitres. Ce flash-back est continu, non-raccordant.

Le sixième retour en arrière est précédé par une lettre de Peter écrit au professeur Jensen, il n’y a pas d’indice exact sur le moment où la lettre a été écrite. Sûrement après la visite chez le psychanalyste, mais avant l’accident. Comme la séquence de sa tentative de suicide suit juste après, on peut déduire que la lettre était écrite avant malgré le fait qu’il n’y ait pas fait mention d’ un quelconque suicide. « Deux jours avant la catastrophe » (intertitres), Peter tente de se suicider (time code : 1.07’13’’). À cet instant-là on comprend le drame de leur couple. Suite à leur dispute, on assiste à des moments de vérité qui dévoilent toutes les failles de leur vie commune. Peter se sent impuissant à maîtriser sa femme, qui est très autoritaire. Le Flash-back est externe, continu, non-raccordant. C’est cette séquence-là qui donne le plus d’informations sur l’état d’esprit du personnage et donne les clés à la réponse qu’on se posait au tout début.

Trois semaines après le meurtre, Katarina Egerman rend visite à la mère de Peter. Quand elle parle de la « pauvre femme » tuée, on assiste à une image mentale et non à un flash-back puisqu’elle ne connaissait pas la prostituée. Cette image est très courte (time code : 1.20’35’’ ; durée : 7’’) et silencieuse mais pas figée, grâce à la voice over de Katarina. C’est un gros plan sur la prostituée, qu’on voit quelques instants après dans un plan plus large (ce qui apporte une confusion au spectateur) dans l’analepse externe qui suit (time code : 1.20’53’’, durée : 12’) annoncée par les intertitres : « 50 minutes avant la catastrophe ». Si on considère le gros plan de sept secondes comme une métalepse, le retour en arrière sera continu mais si on le prend pour le flash-back, dicté par l’instance narratrice mais annoncé par Katarina, il deviendra discontinu. De toute façon, il est non-raccordant avec le récit premier. Dans cette séquence on apprend que le personnage principal était coincé et ne pouvait plus partir de la boîte de nuit parce que les portes étaient fermées de l’extérieur.

Le denier flash-back qui passe imperceptiblement se situe après le bilan provisoire du professeur, lorsque Katarina rend visite à son mari dans l’hôpital psychiatrique. L’instance narratrice marque « prologue » dans les intertitres mais par la séquence où Katarina voit la mère de Peter, on sait quand elle venait lui rendre visite à l’hôpital. Cette analepse, donc, est interne. Elle n’est pas raccordante, mais continue. C’est là que le spectateur peut faire une conclusion : les problèmes conjugaux peuvent être dévastateurs pour la personnalité, et Katarina n’a jamais compris son mari.

Les deux séquences du rêve (accompagnées par la musique extra diégétique) ne sont pas placées dans la ligne temporaire, parce qu’elles se trouvent entre l’enchâssement et le flash-back. On voit son image mentale, son obsession constante et récurrente, voilà donc l’enchassement, quant au flash-back il s’agit de Peter qui raconte ce qu’il a rêvé avant de venir chez le professeur ou avant d’écrire sa lettre.

L’ordre dans le récit suit l’importance affective pour garder le suspense émotionnel et il ne se soucie pas de reconstituer les événements linéaires. Avec chaque flash-back et chaque personne enquêtée on apprend de plus en plus sur la vie du personnage et les raisons qui ont pu l’amener au « suicide psychologique », comme dit le professeur.

Dans la première et la dernière séquences du film on trouve une intéressante utilisation de la couleur et du noir blanc. Souvent les réalisateurs des films narratifs destinés au grand public utilisent le noir et blanc pour indiquer le retour au passé et la couleur pour signaler le présent. Dans ce film-là, il n’en est pas question. La transition fluide de couleur en noir et blanc sur le visage de Peter quand il a tué la prostituée et de noir et blanc en couleur dans l’hôpital psychiatrique communique plutôt le changement d’état du personnage : de la conscience à la folie, de la folie à l’oubli et l’inconscience.

Les événements dans le film sont organisés dans la logique de cause à effet, les raisons étant placées avant le meurtre et les conséquences après le meurtre. La conclusion de l’auteur est tirée à la fin du film.

Partie 2 : Reconstitutions des événements dans le film (les flash-back en gras)

1. T1 : Prologue. Peter Egerman tue la prostituée.
2. T2 : 20h après le crime, Mogens Jensen parle à l’enquêteur.
3. T3 : Le professeur se rend sur le lieu du crime (5h30).
4. T4 : 14 jours avant la catastrophe, Peter vient au cabinet du professeur Jensen.
5. T4a : le rêve de Peter.
6. T5 : Katarina arrive au bureau du professeur.
7. T6 : Une semaine après le meurtre, le chargé d’enquête parle à la mère de Peter.
8. T7 : Peter passe voir sa mère.
9. T8 : Cinq jours avant la catastrophe, Katarina et Peter passent une nuit blanche.
10. T9 : Peter dans son bureau.
11. T10 : Quatre jours avant la catastrophe. Katarina prépare sa collection.
12. T11 : Katarina chez Tim, son collègue.
13. T12 : Trois jours après le meurtre. Tim a un entretient avec le chargé d’enquête.
14. T13 : Peter écrit une lettre au professeur Jensen qui n’a jamais été envoyée.
15. T13a : le rêve de Peter.
16. T14 : Deux jours avant la catastrophe, Peter tente de se suicider.
17. T15 : Trois semaines après la catastrophe. Katarina rend visite à la mère de Peter.
18. T16 : 50 minutes avant le meurtre. Kat et Peter dans la boîte de nuit.
19. T17 : Quatre semaines plus tard. Professeur Jensen fait un bilan provisoire.
20. T18 : Épilogue. Katarina rend visite à Peter à l’hôpital.

L’ordre d’événements reconstitués linéaire – la ligne temporaire :

T4, T5, T8, T9, T10, T11, T13, T14, T16 T1 T3, T2, T12, T7, T6, T18, T15, T17

T1 – l’événement initial. Tous ce qui se passe avant le T1 sont les flash-back externes ; tous ce qui se passe après le T1 sont les flash-back internes.

Partie 3 : La vitesse

Grâce aux intertitres, utilisés presque à chaque fragment de l’histoire, on peut définir la durée exacte du récit : 6 semaines en 104 minutes – la durée du film.Dans le récit raconté, on trouve beaucoup de vitesses différentes par rapport aux ellipses temporelles survenues : tout ce qui se passe avant le meurtre a tendance à commencer de loin, en prenant beaucoup d’avance sur l’événement, puis à s’approcher petit à petit (de 14 jours à 50 minutes avant le meurtre), alors que tout ce qui se passe après a tendance à s’éloigner de plus en plus et gagner ainsi du recul sur l’événement.

Bergman utilise beaucoup d’ellipses importantes (par rapport à la durée du récit), annoncées par des intertitres dans le film. La plus grande ellipse utilisée est quand on passe de T16, 50 minutes avant le meurtre, à T17, quatre semaines après le meurtre. Ce n’est que de cette façon qu’on prend du recul sur l’événement, où le psychanalyste Jensen apporte son bilan sur l’état psychique de son patient. Les ellipses utilisées pour indiquer l’écoulement de temps moins important sont plus traditionnelles. Par exemple, de T4 à T5 pour soustraire le déplacement de Katarina, de son appartement jusqu’au cabinet du professeur, un fondu au noir est utilisé à la fin de T4. Une ellipse, située entre T8 et T9 est plus intéressante artistiquement : on passe de l’appartement Egerman au bureau de Peter Egerman dictant une lettre tapée par sa secrétaire par le biais de trois plans sur les voitures. Après que Katarina et Peter parle du bruit des camions dehors, trois plans fixes de voitures sur l’extérieur surgissent et nous amènent sur un plan général puis rapproché de l’entreprise où Peter travaille. Ensuite avec un fondu enchaîné on arrive dans le bureau avec la voix off de Peter. Le reste des ellipses est monté cut.

À la fin du flash-back (T7) quand madame Egerman raconte la visite de son fils on aperçoit un arrêt sur image de deux secondes, qui n’a pas d’incidence sur le rythme du récit. Cependant ça souligne l’indifférence de sa mère par rapport à son fils, et place cette image dans la catégorie des photos – un bon souvenir qui ne révèle pas les vrais sentiments du personnage. Il y a un certain ralentissement de l’action dans une séquence du défilé de mode (time code : 39’32’’) juste avant que les intertitres annoncent la préparation de la collection de Katarina. Les mannequins marchent au ralenti avec les fondus enchaînés sur les modèles. Cette séquence de 30 ’’ sert plus à une métaphore qu’à l’action réelle pour tirer une parallèle entre les marionnettes et les humains manipulés (Peter est manipulé par sa femme et sa mère).

Partie 4 : La fréquence

Ce film ne contient pas de séquence itérative. La plupart de temps c’est singulatif et deux fois c’est répétitif à distance. La première fois, lorsque Peter Egerman rend visite au professeur Jensen et raconte son rêve et la deuxième fois lorsqu’ on apprend son rêve répété mais raconté différemment avec plus de détails. Son rêve est une obsession (de tuer sa femme) dictée par sa subconscience. La deuxième fois le rêve est raconté dans une lettre. Il est de plusieurs niveaux : le personnage rêve qu’il rêve. Le plan du couple sur le lit nous amène à une musique étrange au plan surexposé sur fond blanc.

Ce rêve prend une place prépondérante dans le film. C’est le rêve qui perturbe psychologiquement le comportement normal du personnage. Le rêve lui révèle l’intention cachée de ses désirs (selon Freud). Peter écrit la lettre destinée au professeur pour le convaincre de la gravité de son état psychique. C’est cette obsession qui conduit le personnage au meurtre.

Partie 5 : La transmission des discours

Rien d’original à cet égard, sauf qu’on utilise souvent pour les flash-back annoncés par les personnages la voice over, le discours actoriel, et souvent on n’entend pas l’ambiance de la réalité dont les personnages se souviennent. Pourtant il y a une intéressante utilisation du discours écrit. Un intertitre annonce la lettre écrite par Peter. On ne voit pas la lettre mais on voit le gros plan sur le visage de Peter sur un fond blanc qui nous parle en racontant le contenu de la lettre. Ensuite son discours est visualisé et on voit les images du rêve.

Partie 6 : La régulation d’information

Ce film est une enquête psychanalytique qui ressemble au début à un polar et qui ensuite, avec le premier flash-back, éclaircit les intentions de l’auteur. Le spectateur, en regardant le film, évolue de sa position de nulliscience à la position omnisciente.Les actions du protagoniste ne sont pas suivies systématiquement. Avec chaque personnage autre que le protagoniste, on apprend de plus en plus les côtés différents de Peter. C’est une psychanalyse filmée du personnage. On se demande si Peter savait tout ce qui était montré à l’image et s’il avait entendu le diagnostic du docteur Jensen : serait-ce ceci la clé de sa guérison ? Néanmoins, même après le bilan du psychanalyste, la situation du personnage reste assez ambiguë. Les conclusions portées à la fin du film sont hypothétiques. Le spectateur doit décider tout seul ce qu’il voit à l’image.

Conclusion

Cette étude narratologique met les accents sur l’importance des flash-back explicatifs dans le film afin de montrer au spectateur les causes de la maladie mentale de Peter. La figure centrale du film est le rêve, réponse indirecte tant recherchée à la question « pourquoi le meurtre ? ». La conclusion, à laquelle le spectateur était conduit à travers le film, n’est pas satisfaisante et reste donc au stade hypothétique, ce qui laisse aussi Peter dans l’inconscience mentale. Bergman voulait-il montrer la psychologie et la psyché de l’être humain comme extrêmement compliqués et secrets ?

Titre original : Aus dem Leben der Marionetten

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Durée : 104 mn


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