D’amour et de sang

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Derrière l’histoire d’un triangle amoureux mémorable, Lina Wertmüller proclame un féminisme flamboyant et ses convictions libertaires.

Il y a du Visconti dans ce film. Pour preuve, les quelques plans sublimes sur la campagne sicilienne qui le jalonnent. On ressent aussi l’influence de Fellini – dont Lina Wertmüller fut l’assistante sur Huit et demi en 1963 -, notamment de par le côté théâtral et surréel de certaines scènes. Comme lorsque surgissent dans le champ, brisant le fil réaliste de la narration, des tableaux chimériques figeant le décor en une abstraction, telle cette séquence où Nick (Giancarlo Giannini) parade sur la plage dans sa voiture jaune entourée d’enfants en tenue de bain. Ces références illustres ne sont pas les seules qualités d’un film dont le trait le plus remarquable est de réussir la fusion entre un cinéma éminemment politique et engagé et le mélodrame. Et si son auteur Lina Wertmüller est un peu injustement oubliée aujourd’hui, rappelons qu’elle était, dans les années 1970, aussi célèbre que ses pairs glorieux.

 

 

D’ailleurs, D’amour et de sang témoigne parfaitement, au-delà d’un style affirmé et d’une vision du monde propres à la réalisatrice, de l’italianité profonde de son œuvre. Avant tout il y a l’histoire. Nous sommes en Sicile, à la veille de l’accession de Mussolini au pouvoir. Les Chemises noires font déjà la loi dans ce territoire reculé. Dans le village d’un pays magnifié par la photo somptueuse de Tonino Delli Colli, il y a une veuve, Titina, qui nous apparaît sous les traits enchanteurs de Sophia Loren. À elle seule, l’actrice incarne l’essence du film, en est l’héroïne au sens tragique. C’est une madone. Une madone et une rebelle. Stupéfiante et inquiétante beauté de cette femme dont le voile noir, quant elle se rend au village, cache à moitié son visage aux yeux cernés de khôl. Titina se montre très vite telle qu’elle est : une femme révoltée. Elle veut venger son mari assassiné par un potentat local. Cette dimension rebelle va prendre une force d’autant plus grande que le contexte machiste dans lequel elle se trouve – la Sicile des années 1920 où les femmes ne sortent que rarement des maisons – semble on ne peut plus inadéquat avec la liberté dont elle fait preuve. Sur un ton tragi-comique, Titina fait valser les étiquettes. Elle hurle son désir de vengeance dans les rues alors que la loi du pays est celle du silence. On croit à une veuve inconsolable, murée dans un deuil qui exigerait la chasteté, or elle ne tarde pas à céder aux avances de Spallone incarné par Marcello Mastroianni. La séquence où ce dernier l’a séduit n’a rien de vraiment romantique. En revanche, elle relève d’un comique certain – où l’on rit au baratin de Spallone -, en même temps que d’un érotisme indéniable. En peu de temps, Mastroianni réussit sa cour et la belle est désarmée.

 

Lina Wertmüller affirme ici d’une façon éclatante son engagement pour le féminisme et la liberté sexuelle – sujets majeurs de sa filmographie depuis Cette fois-ci, parlons des hommes, en 1964. Ici, en dépit du contexte de la Sicile des années 1920, le sexe est omniprésent et imprègne le récit quand bien même la chair n’est jamais dévoilée. Il y a chez Lina Wertmüller cette grande subtilité qui consiste à s’engager dans le présent en situant son action, par une ruse de la fiction, dans une époque antérieure à la modernité, puis d’y développer ses thèmes de prédilection. Certes le procédé est courant, mais il ne lasse pas et se révèle toujours d’une grande efficacité. Par exemple, dénoncer le pouvoir corrupteur de l’argent dans les familles, c’est ce que fait Bolognini avec L’Héritage (1976) dont l’action se passe à Rome vers 1880. Et cette dénonciation de l’argent, de la vénalité, à la fin du XIXe siècle, a la même pertinence et la même force un siècle plus tard, à la fin des années 1970. De D’amour et de sang émane un parfum de scandale nourri par le procédé efficace du contraste entre les idées de Lina Wertmüller et le décorum dans lequel elle fait évoluer les protagonistes de son film. Il y a d’autant plus, dans cette œuvre, l’affirmation des convictions féministes de son auteur – un plaidoyer pour une libération sexuelle globale -, que Titina (Sophia Loren) évolue dans un environnement foncièrement marqué par l’omertà. En 1978, date de la sortie du film, la lutte pour la libération sexuelle connaît encore de belles heures en Occident. Avec ce film, Lina Wertmüller y ajoute sa pierre avec fougue et subtilité.

Quelle plus belle et plus provocante image de la sensualité que Sophia Loren, que la baignade de cette femme à la peau brune presque noire dans une mer émeraude habillée d’un froufrou bercé au gré des vagues ? C’est sous l’œil mi-admiratif mi-concupiscent de Nick (Giancarlo Giannini) que cette dernière se rafraîchit. Il ne tardera pas à devenir son amant. Toute l’histoire du film est donc celle d’un trio amoureux, sorte de Jules et Jim (François Truffaut, 1961) transalpin mais à l’écriture bien différente et beaucoup plus préoccupé de politique et d’idéologie. Lina Wertmüller tourne en plein dans la décennie la plus sanglante qu’ait connue l’Italie depuis la guerre. Ce sont les « années de plomb » qui, en 1978, connaissent un sommet dans l’horreur avec l’assassinat d’Aldo Moro. Le film n’est sûrement pas étranger à ce climat de violence. Et c’est bien à une double dénonciation que se livre la cinéaste : du fascisme mussolinien en premier lieu puis, via ce rappel à l’Histoire, des groupuscules néofascistes des années 1970 auxquels seront imputés nombres d’attentats meurtriers. Mais la réalisatrice n’a pas une vision binaire de l’affrontement politique. Elle observe avec subtilité, parfois avec distance, les différentes composantes idéologiques existantes en Italie dans cette période où la politique a une importance primordiale – le Parti communiste italien est alors le plus puissant d’Europe occidentale -, et se conjugue avec le terrorisme. Spallone a « la tête pleine de vrais idéaux ». Il est l’incarnation d’un socialisme utopique – parfois jusqu’à la caricature. Portant une barbe digne d’un grand écrivain russe, il est plus « poète » et amoureux de Titina que militant actif, si ce n’est en jouant son patrimoine aux cartes…Nick représente, à l’inverse, le « capitaliste », l’autre camp de la guerre froide : les États-Unis, l’exilé revenu au pays, riche et prétentieux. On ne peut pas concevoir personnification plus précise d’un conflit idéologique mondial, or Lina Wertmüller dresse des portraits tout en nuance, avec au départ des instincts négatifs à l’œuvre entre les deux hommes, puis des sentiments nobles et une énergie commune pour tenter d’échapper à la horde des Chemises noires.

 

Si Lina Wertmüller ne fait pas de son film tout entier un réquisitoire contre le fascisme, la menace plane sans cesse. Titina, Spallone et Nick forment un îlot de résistance contre ce danger mortifère. En une seule séquence stupéfiante, la cinéaste dénonce le totalitarisme. Nous sommes dans un amphithéâtre antique. Les Chemises noires ont investi, armées, ce haut lieu symbolique de la démocratie et du verbe. Ces pierres âgées de plus de 2000 ans, du haut de leur permanence, toisent cette horde violente jusqu’à l’écraser dans le plan. Pourtant, la bande de Chemise noires, non contente de profaner l’héritage sacré du passé, semble déterminée à anéantir la liberté et l’amour.

Titre original : Fatto di sangue fra due uomini per causa di una vedova, si sospettano moventi politici

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Durée : 124 mn


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