Cycle << La Fabrique du temps >> I

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« Souvenirs, souvenirs »… Durant le cycle fleuve sur le temps au cinéma, le Forum des images fait une pause en quelques films sur le flashback.

« Le temps ! Qu’est-ce que le temps ? » s’écrie-t-on ces dernières semaines dans les couloirs du Forum des Images à Paris. En effet, se déroule depuis décembre et jusqu’au 24 février un vaste cycle thématique dont le Forum a le secret : « La Fabrique du temps » anime les écrans et les esprits autour d’une programmation qui vient questionner le temps au cinéma. Immense sujet et sans doute énorme casse-tête pour définir les angles d’approches et sélectionner quelques films – 120 tout de même – parmi les innombrables possibilités offertes par la production cinématographique. Mais il en faut plus pour effrayer les programmateurs du Forum qui n’aiment rien tant que faire partager leurs choix et leurs passions aux spectateurs. Un cycle partiel forcément, mais il est ici moins question d’exhaustivité que de sélection judicieuse et d’envie de cinéma.

Au menu de ces dernières semaines : un cycle des saisons qui nous mena de Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk au plus récent mais tout aussi formidable Bright Star de Jane Campion, les âges de la vie à traverser depuis L’Homme sans âge de Francis Ford Coppola jusqu’au Colonel Pimp de Michael Powell et Emir Pressburger, de fantastiques voyages dans le temps avec une large place accordée à Alain Resnais et aux classiques du genre (La Machine à remonter le temps, George Pal), et une vision subjective d’un temps paradoxal qui peut s’étirer ou se contracter selon le désir du cinéaste passant du Condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson à Elephant de Gus Van Sant en faisant des crochets par Speed de Jan de Bont ou Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Une manière de dire que tous les goûts sont dans le Forum.

Mais tout dernièrement, le Forum des images s’est fait donneur de leçon, dans ce que l’expression peut avoir de plus noble, et nous a donné un petit cours de flashback en treize films, du cinéma classique jusqu’au cinéma coréen des années 2000. Retour en arrière, mise en scène du passé, résurgence du souvenir, bouleversement de la chronologie… Le flashback est une figure de style majeure du cinéma et par extension de tous les arts qui font appel au récit. Pendant cinématographique de l’analepse littéraire, le flashback semble répondre au désir d’en dire plus pour le réalisateur et d’en savoir toujours plus pour le spectateur.

Le Jour se lève, Marcel Carné, 1939
 

Mise en scène du passé, le flashback vient logiquement illustrer ou expliquer le présent. Qu’il dure quelques instants ou occupe une large majorité du film, il s’attache souvent à montrer comment on en est arrivé là. A ce titre, il est très prisé dans le film noir ou le polar. Enquête ou contre-enquête, il prend le film à revers et remonte le temps. Marcel Carné construit Le Jour se lève (1939) en flashback successifs alternés avec des séquences au présent. La nuit défile et peu à peu les motifs du meurtre de Jean Gabin qui avait ouvert le film se font jour. Même principe en plus dynamique chez Quentin Tarantino en 1992 avec Reservoir Dogs. Avec une chronologie resserrée sur quelques heures, on passe de la préparation et du ratage d’un braquage à l’après-braquage où les gangsters se retrouvent dans un entrepôt. Là où le cinéma classique éclaire le destin d’un personnage, le boulimique Tarantino brouille les pistes, les multiplie. Le récit se construit en puzzle et mène à l’explication quasi complète mais sans cesse différée. La solution n’est plus le point d’orgue du film chez le jeune cinéaste, à l’époque plus préoccupé par le faire que par le dire.

Mais la grande préoccupation du flashback reste le portrait comme le montre amplement la programmation : Citizen Kane, Laura, Lola Montès, Le Roman d’un tricheur, Eve, A la rencontre de Forrester, La Comtesse aux pieds nus. Les films font directement référence à une personne, à un nom souvent inscrit dans le titre. On cherche à reconstituer le destin d’un personnage décédé ou vivant ses derniers jours. A rebours, c’est sa vie qui va défiler devant nos yeux. Connaître le personnage avant qu’il ne disparaisse ou connaître sa vie pour mieux se souvenir de lui. Ainsi le flashback lui-même est affaire de récit : celui d’une vie qu’il vient compléter et mettre en images. Depuis le présent, on se dirige vers le passé. La voix off égrène ses souvenirs avant de se fondre dans les images du disparu. Si ce n’est pas la voix, c’est l’image directement qui vient indiquer le changement temporel : un fondu sur un visage nous mène du présent au récit du passé ou un fondu nous transporte d’un lieu au présent vers ce même lieu tel qu’il a été quelques heures, quels jours ou quelques années auparavant. Car le flashback est affaire de vision. C’est à juste titre un flash, un éclair qui jaillit et vient déchirer le temps présent pour nous plonger en arrière (back). Outre le souvenir qui se raconte, outre la confusion des temps et le récit dans le récit, le flashback c’est donc la possibilité de montrer un passage : un moment bref, fugace qui va relier les époques. Au-delà de la figure stylistique, le flashback, c’est aussi un lien, un médium.

Mais le plus intéressant semble être quand les cinéastes s’emparent de la figure pour la malmener, la tordre, jouer avec pour voir ce qui va en rester. A ce jeu-là, les grands auteurs de l’âge d’or n’ont laissé que peu de chances au flashback. Chez quelques uns plutôt que d’apporter des explications, des éclaircissements, plutôt que de lever le voile sur un destin, il semble l’obscurcir davantage. Les rôles s’inversent. Jusqu’alors fantasme d’omniscience, le flashback s’enlise, ne parvient plus à dresser un portrait fidèle. Ce que les réalisateurs mettent en avant, c’est son insuffisance, pire sa partialité. Estampillé plus grand film de l’histoire du cinéma – pas le meilleur, pas le préféré, pas celui qu’on regarde en boucle, mais un véritable sommet de mise en scène – Citizen Kane (1940) ne l’est pas pour rien. Véritable déconstruction de certitudes, le film d’Orson Welles dresse – ou ne dresse pas au choix – le portrait d’un magnat de la presse. Un journaliste dont on ne voit quasiment que le dos mène l’enquête sur ce géant qui dans son dernier souffle lança un mystérieux « rosebud ». Qu’a-t-il voulu dire ? A base de flashbacks successifs, de témoignages divers, l’homme renaît sous nos yeux pour mieux nous mener en bateau. Les témoignages n’amènent finalement pas grand-chose et ce ne sont pas eux qui pourront donner le fin mot de l’histoire.

Citizen Kane, Orson Welles, 1940
 

Le constat est similaire chez celui qui est peut-être le portraitiste le plus patenté du septième art et le maître du flashback : Joseph L. Mankiewicz. Chaînes conjugales, Cléopâtre, Soudain l’été dernier, L’Aventure de Madame Muir… Que de choix de portraits possibles dans sa carrière. Mais il a fallu trancher. Le Forum a donc sélectionné l’inévitable Eve (1950) et la magnifique Comtesse aux pieds nus (1954). On retrouve le portrait diffracté observé chez Welles. Trois proches vont nous parler d’une belle actrice dans Eve. Trois regards différents qui ne se rejoignent qu’imparfaitement. Le portrait parfait semble impossible. Multiplier les regards n’y changerait rien. La personne ne se résume pas au regard qu’on peut porter sur elle. La mémoire est défaillante et le regard nécessairement partial. Le titre original du film, All about Eve (« tout sur Eve »), se teinte alors d’ironie. La figure se dérobe. Cette impuissance est le moteur même de la Comtesse aux pieds nus. Le film s’offre selon le même principe : la figure d’une actrice morte racontée par ceux qui l’ont connue et aimée. Mais cette impossibilité est ici mise en avant par Mankiewicz. Plusieurs fois il fait avouer à Humphrey Bogart la vacuité du portrait et des souvenirs. Bien qu’étant celui qui la connaissait le mieux, il sait parfaitement qu’il ne la connaissait que trop peu. Bien trop peu pour prétendre en donner une image fidèle. Tout tourne autour de cet échec de la représentation dans La Comtesse. Et pourtant Mankiewicz ne ménage pas ses effets proposant par exemple la même scène selon des points de vue différents. Peine perdue, seul le mystère imprime la pellicule.

  
La Comtesse aux pieds nus, Joseph L. Mankiewicz, 1954
 

Forts de ces acquis, les cinéastes modernes n’ont plus d’illusion. Chez eux, le flashback ne se signale plus forcément par un effet visuel (fondu) ou sonore (voix off). Il arrive dans le récit, perce la narration sans prévenir et repart aussi vite qu’il est venu. Pire il ne prétend même plus expliquer. Il fait partager une scène, un moment de la vie des personnages, mais n’éclaire rien. La solution ? Elle n’est même plus recherchée. Mêlant sa figure de dragueur invétéré à l’inépuisable logorrhée à une admiration pour Fellini, Woody Allen n’est pas avare de flashback dans Stardust Memories (1980). Souvenirs d’enfance qui font état de l’amour de la magie du personnage se mêlent à des scènes de ses films (Allen y joue un réalisateur de comédie à succès que l’on décourage de s’intéresser au drame). Mais on observe surtout de nombreuses scènes d’une romance défunte avec une actrice. Comment et pourquoi cette histoire s’est terminée ? Mystère. Ne restent que des instants, des flashes. « Un souvenir est revenu à l’esprit » de Woody, mais la clef lui échappe. Les extraterrestres rencontrés à la fin du film le lui diront bien, il ne peut pas comprendre. On a vu, mais pas tout compris. De toute façon, Allen est bien trop occupé à descendre le modèle, à tuer le père. Maître du flashback littéraire avec son illustre Recherche du temps perdu, notre cher Proust est expédié en une réplique où les effluves de sa madeleine se transforment en « bouffée proustienne de Chanel ». Ici c’est l’aftershave du dragueur qui ramène la belle Charlotte Rampling à l’enfance. Ni glamour, ni intello… Quelques années plus tard, on ne saura plus réellement à quoi on aura affaire chez David Lynch. Flashback ? Mémoire partielle ? Fantasme névrotique ? Dimensions parallèles ? Mulholland Drive (2000) se garde bien de répondre. Le mystère, on a dit!

Stardust Memories, Woody Allen, 1980
 

Le temps se regarde encore tout le mois de février au Forum des Images avec encore deux thématiques et pas mal de perles. « Le temps retrouvé » mettra Raoul Ruiz à l’honneur avec la projection de son adaptation du dernier tome de la Recherche de Proust, mais aussi une avant-première le 9 février de son dernier film L’Etrange Histoire d’Angelica. Le cycle se clora sur l’aveu de l’institution d’une compréhensible « Soif d’éternité » où Le Portrait de Dorian Gray, Chérie je me sens rajeunir ou la récente Comtesse de Julie Delpy seront de la partie.

Toute la programmation du Cycle « La Fabrique du temps » sur le site du Forum des images.


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