Cris et chuchotements apparaît comme l’apogée de la souffrance. Agnès, une femme malade d’un cancer agonise. A son chevet, ses deux sœurs, Karin et Maria. Et la gouvernante Anna. Le début du film décline de nombreux motifs de la progression inexorable du temps : une horloge avec l’aiguille des secondes filmée en gros plan, des plans de jardin vidé de toute présence humaine dans lesquels se cristallisent un trop plein de vide ou un trop plein de temps…
L’implacabilité du temps trouve un second tiroir dans la glaciale réalisation du réalisateur suédois. La caméra montre. Chaque mouvement est pesé, chaque zoom décortique pour mieux intensifier les sentiments rejoués… En naît un voyeurisme glaçant sans vulgarité. L’action est donnée comme telle. Rien n’est caché. Le spectateur est face au sadisme et à l’inimitié que se vouent les protagonistes. Les liens familiaux n’existent pas car la personnalité de chacune a sa part d’ombre, son mystère. Les rancoeurs sont plus fortes que les liens du sang. Toutes portent l’autre coupable de sa blessure d’enfant. Le mal s’exprime dans sa radicalité la plus féroce. De fait, la violence psychologique du film est saisissante, suffocante. Chaque personnage est incomplet. Les gros plans de Karin ou Maria au début de quelques séqeunces, après un fondu rouge éclatant et sanguin, livrent des visages meurtris par la vie, des visages ou chaque ride, chaque mouvement recelle des blessures profondes, des traumatismes de l’âme.
La lumière et l’obscurité scindant en deux les femmes démystifie le caractère et la personnalité clivés des femmes du manoir. Les sœurs se vouent un amour glaçant. Karin ne supporte pas le contact des gens sur sa peau et Maria cherche à déranger sa sœur en l’embrassant comme cela se produit lors de la séquence du départ. Le film pousse intensément l’idée de persécution et de cruauté. Les personnages sont à la fois les victimes de l’autre et les bourreaux d’eux-mêmes. Karin, dans un élan de folie pulsionnelle, se mutilera le sexe avec du verre. Tout désir de pénétration et d’extase se supprime dans la douleur et la culpabilité de sa condition et dans le refus de la laideur masculine.
La beauté froide des femmes n’a d’égal que la laideur hautaine des hommes. Le verre cassé dans le film s’apparenterait à une métaphore de la fragilité des âmes cristalliens et brisées des héroïnes. De plus, le fracas du verre brisé permettrait d’exprimer avec force le pouvoir destructeur des femmes. Elles se font peur, elles se craignent. Les cris et chuchotements proviennent du passé et du présent des femmes. Le flashback sur les souvenirs d’enfants renfermant les cris d’aujourd’hui. Se dégage grâce à cette incursion dans le passé un quatuor de femmes, d’hommes, de saisons et de couleurs (le rouge omniprésent, le marron, le vert et le noir).
La couleur donne au film son paradoxe : l’extreme froideur du film trouve un contrepoint fantastique dans l’utilisation du rouge et des teintes chaudes tel que l’orange, le jaune. L’utilisation par touche ou par lampée dans le décor de tonalités chaudes donnent au film sa fiévreuse révolte incandescente. Il se dégage une tension visuelle et esthétique superbe qui predure par le contact de teintes contraires. Les robes noires de deuil des sœurs forment un éclatant et surprenant duo avec le rouge des tapisseries. L’impact visuel est impressionnant. L’impression est la même lorsque les trois sœurs, dans le dernier flashback du film quand Anna lit le journal d’Agnès, sont habillées de blanc et que la rencontre avec la nature buccolique du jardin offre un contraste renversant avec le vert des arbres.
L’œuvre, la mise enscène est l’expression d’un foisonnement rarement égalé. La beauté des plans subjugue. La plongée sur Agnès lorsqu’elle se met à suffoquer sur les draps blanc du lit hypnose autant qu’elle terrifie. La maitrise du réalisateur suédois est impressionnante car l’austérité gagne en intensité par l’alliance de son contraire. Le rythme du film est haletant car l’étirement du temps rend de plus en plus tangible la cassure qui unit les trois sœurs. C’est un film torturé ou chaque soubresaut pétrifie et glace le sang. Cris et chuchotements est un chant du cygne, un testament morbide, un dernier souffle… Un authentique chef d’œuvre. L’un des meilleurs films de toute l’Histoire du cinéma.