Son premier métrage, La Vie des morts, se concentre autour du suicide d’un jeune homme. Personnage central mais qui restera toujours absent, entre la vie et la mort dans un hôpital où les protagonistes se rendent, mais où le spectateur n’est pas emmené. Personnage central qui rassemble autour de lui la famille et amène un étrange regain de vie dans la maison. Les cousins se retrouvent, déplient les lits, échangent blagues et souvenirs, se chamaillent dans le salon, se roulent dans l’herbe, jouent au foot comme si au contact de la mort la vie devait exulter. Personnage central, à moins que ce ne soit la jeune fille, interprétée par Marianne Denicourt, qui ouvre et referme le film, éprouvrant d’abord sa fécondité, puis subissant une fausse couche juste avant d’apprendre que le jeune homme est mort. De manière un peu artificielle, certes, son trouble est physiquement représenté. Le suicide du jeune homme, quant à lui, ouvrira deux voies dans les dialogues : le lien avec sa parenté dans le sang duquel la folie semble couler depuis des générations, et les longs commentaires sur la trajectoire de la balle qui a traversé la chair de son cerveau.
Ce premier métrage inaugure avec force nombre d’aspects propres au cinéma d’Arnaud Desplechin.
Tout d’abord, ce qui fut immédiatement reconnu par les cinéphiles : l’impression de troupe dans une mise en scène où les corps se mêlent aux paroles et qui puise directement dans la vitalité et la spontanéité des acteurs. Le cinéaste excelle dans la représentation des groupes, groupes constitués d’individus qui conservent chacun une identité propre et forte. Leur présence s’impose et compose ce charme propre au cinéma d’Arnaud Desplechin. Comment je me suis disputé tournera autour des amis, du cercle universitaire, Un Conte de Noël reprendra le thème de la famille.
Enfin, et de manière non exhaustive, bien sûr, l’omniprésence du corps. Ce corps qui saigne chez les femmes au moment des règles. Ce corps qui peut être mort et réduit à une tête momifiée que l’on essaie de décrypter à l’aune du bistouri dans La Sentinelle. Ce corps qui gît sur un lit d’hôpital, frappé de cancer. Ce corps qui se dénude, qui chute, qui se prolonge en œuvre d’art, peinture ou pièce de théâtre. Ce corps qui pourrait être suspendu à une corde, qui se noie dans l’alccol, s’écroule et se relève, tourne en rond, titube, s’affaisse, hystérique ou imposant. Ce corps qui porte en lui toute l’histoire familiale et lutte pour trouver sa propre voie, dans une direction plus ou moins inconnue.
Arnaud Desplechin affine son style au fil de ses métrages. Ses métaphores n’auront plus rien d’artificiel et seront complètement intégrées au récit, avec de plus en plus de richesse et de créativité. La voix off, forme de narration explicative rajoutée par dessus, à la troisième personne dans Comment je me suis disputé, à la première personne dans Rois et reine, dans Un Conte de Noël ne raconte que la trame fondatrice et passée de l’histoire familiale et dans l’histoire présente est remplacée par une adresse directe des personnages à la caméra, c’est-à-dire aux spectateurs. La lettre écrite par le frère banni touche avec éclat au cœur du drame familal. Tout coule dans les dialogues et la mise en scène et le cinéaste s’en donne à cœur joie, redoublant d’ingéniosité dans les situations, offrant aux acteurs des rôles brillants et d’une incroyable vigueur.
Un Conte de Noël est sans doute le métrage qui illustre le mieux la phrase d’Arnaud Desplechin sur l’aspect concret de la pensée révélé par le cinéma, le métrage où le corps et l’esprit jouent un duel à l’issue duquel ou tous deux périront, ou tous deux seront sauvés. En fait, c’est simple, tout dans le film transite par le corps, le sang, la moëlle. Le cancer, dont est mort le fils aïné et qui frappe à nouveau la mère, va redistribuer les rôles au sein de la famille et la greffe nécessaire innerver d’un sang nouveau les sentiments. Il s’agit d’accepter ou d’offrir la moëlle osseuse. Dès lors, le mot compatibilité se substitue au mot amour. Au début du film, le personnage de Catherine Deneuve annonce l’intrigue : « Cette année, grâce à la maladie, la famille va à nouveau se réunir. » Puis, quand elle déclare à son fils qu’elle ne l’a jamais aimé, Mathieu Amalric, qui joue Henri, lui rétorque aussitôt avec triomphe : « Mais j’ai gagné, tu as une leucémie et je suis en parfaite santé, et tu as bien besoin de ma moëlle ! » Au final, lorsque la greffe a lieu, elle plaisante au sujet des hématomes apparus sur ses bras : « Tu vois, mon corps ne te supporte pas, je rejette déjà tout ce qui vient de toi. » Ce qui vient du ventre, et ce qui y retourne : ce qui revient au ventre.
La métaphore au cinéma présente de manière concrète une idée, elle donne à voir cette idée, que ce soit par une mise en scène ou à travers une personne ou un objet. Dans Un Conte de Noël, la métaphore se confond totalement avec la réalité vécue, puisque la maladie est bien réelle et pourrait aussi bien exister sans que ne s’y rattache aucun symbole, tandis que le film ne pourrait pas exister sans elle. A propos de son film Les Deux Anglaises et le continent, François Truffaut déclarait : « Ce n’est pas un film sur l’amour physique, c’est un film physique sur l’amour. » Arnaud Desplechin a exprimé son admiration pour ce film et il est intéressant de mettre en parallèle leurs métaphores. Quand Arnaud Desplechin veut « tordre le cou à la vie » dans Comment je me suis disputé, François Truffaut entreprend de « presser l’amour comme un citron », deux expressions et intentions très physiques. Les Deux Anglaises commence par une voix off qui décrit le sentiment du personnage interprété par Jean-Pierre Léaud : « Lorsque la jeune Anglaise releva sa voilette, Claude eut l’impression d’une nudité pudique et charmante. » Dans Comment je me suis disputé, Paul tombe amoureux de Sylvia lorsqu’il la surprend nue dans les vestiaires de la piscine. Tandis que le cœur de Claude oscille entre deux jeunes filles – encouragé par la voix de deux fillettes, il tombe de la balançoire et se casse une jambe : métaphore d’ouverture du film Les Deux Anglaises, puis, entouré de statues de femmes nues, encouragé par Ann, il abandonne sa canne et remonte les marches du Musée Maillol -, dans Comment je me suis disputé, Paul est pris dans un triangle amoureux qui oppose deux garçons à une fille. Comme Ann avec Claude et Muriel, son meilleur ami semble l’avoir poussé vers Sylvia, mais dans ce triangle, il est le seul à ne pas jouer. Il fait une chute fracassante dans les escaliers de l’université de Nanterre. Et Sylvia ne le relèvera pas. Ils jouent au mikado, fragile édifice qui peut s’écrouler à tout moment, sans qu’il ne tire son épingle du jeu, tandis qu’elle est étendue nue, plus belle qu’aucune statue.