Fantômes de l’opéra (de Pékin)
Du temps du pouvoir impérialiste de la Chine, deux jeunes orphelins sont initiés à la discipline rigoureuse d’entraînement de l’Opéra de Pékin. Ce faisant, il leur faut passer par les fourches caudines de leur impitoyable maître de ballet (Lu Qi) qui les rudoie complaisamment dans une atmosphère dickensienne effrénée. L’apprentissage spartiate est difficilement soutenable et entérine la gloire anachronique de cette institution et l’archaïsme de ses principes rigides d’une cruauté qui “remue le fer dans la plaie”.
Pour atteindre à la perfection leur art fait de chorégraphies acrobatiques savamment orchestrées, d’endurance physique et de mémorisation, le maître entraîne les jeunes impétrants à la férule afin qu’ils ne soient que de dociles automates.
Une certaine ambiguïté des genres
Cheng Dieyi et Duan Xiaolou, noms d’usage de nos héros, ébauchent puis scellent une amitié indéfectible dans la promiscuité et l’infortune de leurs sorts respectifs. En mûrissant conjointement et bien qu’astreints à toujours reconduire la même représentation d’Adieu ma concubine, ils se révèlent politiquement inexpérimentés et sont conduits à prendre des décisions irrévocables durant l’occupation japonaise qui leur vaudront d’être accusés d’intelligence avec l’ennemi. Le rôle de travesti dans lequel Dieyi est cantonné-rôle de sa vie qu’il peaufine à l’extrême et qu’il prolonge dans la réalité du quotidien- façonne son efféminement. Ses moues extatiques et sa voix de fausset parachèvent la personnification subjuguante du regretté Leslie Cheung.
Son infatuation hypnotique pour Xiaolou (Fengyi Zhang), son partenaire de scène, semble davantage platonique et spirituelle que sexuelle. Juxian, (Gong-Li, l’éternelle égérie de Zhang Yimou), courtisane déchue, sème le désordre affectif entre les deux hommes en convoitant le plus viril d’entre eux.
Ballotés par les circonstances événementielles…
Les valeurs traditionnelles perpétuées par l’Opéra de Pékin précipitent son déclin annoncé. La révolution culturelle et, à sa tête, de jeunes idéologues intransigeants, imposent désormais leur diktat sur les plus vieilles générations et nos héros désabusés sont contraints de passer aux aveux et de se dénoncer publiquement pour sauver leur mise….
On a abondamment glosé sur cette fresque effervescente qui embrasse 52 ans de bouleversements, de 1924 à 1977, vers l’édification d’une Chine moderne marquée par les violentes convulsions de son Histoire.
Tel qu’il s’élabore sous nos yeux, le récit est stratifié. A travers les différentes représentations de la troupe de l’opéra de Pékin de la même pièce classique homonyme, c’est une peinture extemporanée d’une Chine en butte à des soubresauts extrêmes que l’oeuvre, décorative jusqu’au plus infime détail, donne à voir dans une projection en miroir du roman de Lilian Lee.
Ici, l’épopée est une forme artistique qui dépasse son cadre propre où les héros sont littéralement projetés et ballotés dans des avatars événementiels qu’ils ne maîtrisent en aucune manière.
Le tour de passe-passe de la mise en scène est de condenser 52 ans d’agitation violente en faisant oublier l’activation du temps par les artifices. Sans qu’ils aient besoin de prendre une ride de par leur travestissement, les protagonistes se figent dans leurs sempiternels mêmes rôles à la grâce inaltérable qu’ils peaufinent à longueur de représentations.
Microcosme claustrophobe et déterminisme historique
Les aspirations artistiques sont entachées par le flux quasi ininterrompu des soubresauts politiques qui secouent le pays de part en part. Le microcosme claustrophobe et statique du théâtre contraste violemment avec le déterminisme historique du pays. Le film dépeint cette atmosphère émotionnelle de déliquescence et de fin de règne. Celui de l’antique impérialisme chinois marqué par la dynastie des Qing.
Engluée dans le rituel et la hiérarchie qui caractérise l’ancien monde, l’institution de l’Opéra de Pékin semble
cloisonnée sur elle-même. Incapable de se renouveler, elle reste hermétique aux aspirations de changement qui l’assaillent. En total déphasage mimétique avec les bouleversements politiques qui interfèrent, la fiction de l’opéra vient clasher avec la réalité et ses revendications modernistes.
La révolution culturelle de Mao Zedong est là, semble-t-il, pour remettre les pendules de l’Histoire à l’heure. Tandis que les Japonais épargnent l’opéra, le communisme à l’œuvre ne tarde pas à imposer sa vision idéologique sur la compagnie théâtrale. L’héroïsme prolétaire ne fait pas partie des prérogatives de l’opéra de Pékin dont l’aura se fane. Comparée à l’autoritarisme de la révolution culturelle en marche, l’âpre discipline perfectionniste de l’école d’opéra est déconnectée avec la réalité.
Jugé décadent, féodal et bourgeois, l’opéra de Pékin sera peu à peu remplacé par des opéras aux thèmes révolutionnaires à des fins propagandistes et d’endoctrinement des masses populaires.
Chen Kaige signe ici une œuvre incontestable, à la fois monumentale et kaléidoscopique, qui raflera la palme d’or cannoise ex-aequo avec La leçon de piano de Jane Campion.
Adieu ma concubine ressort en version restaurée 4K sur les écrans grâce à la supervision du distributeur Carlotta.