L’Aventura

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Pour un cinéma de l’infra-ordinaire

Pour rappel, dans l’opus précèdent, Voyages en Italie (2023), Jean-Fi (Philippe Katerine) et Sophie (Sophie Letourneur) partaient en escapade amoureuse, sans les enfants, dans l’espoir de raviver la flamme de leur couple. Maintenant que les enfants ont grandi, c’est toute la famille qui se retrouve pour une nouvelle aventure italienne. Si Voyages en Italie, par son titre et son intrigue, faisait explicitement référence au Voyage en Italie de Rossellini tout en s’en démarquant par le ton et le traitement, Letourneur poursuit ici ce jeu d’échos cinéphiliques en prenant pour nouveau point d’ancrage L’Avventura (1960) d’Antonioni. Il convient de souligner que ce changement référentiel, passant de Rossellini à Antonioni n’est pas anodin. En effet, le film d’Antonioni marque une rupture dans l’histoire du cinéma moderne, en introduisant une narration fragmentaire et une attention nouvelle à l’errance, autant de traits que Letourneur réinvesti à sa manière. Le glissement de Rossellini à Antonioni semble ainsi témoigner d’un déplacement sensible dans son propre rapport à l’autofiction, au couple et à l’Italie comme territoire imaginaire. 

Voyages en Italie s’achevait par une dernière partie, où, de retour à Paris, le couple enregistrait le récit de leurs souvenirs de vacances, esquissant ainsi les bases d’un film à venir. L’aventura poursuit d’une certaine manière ce dispositif puisque Claudine, la fille de Sophie, interrompt l’avancée du voyage pour enregistrer avec le dictaphone de son portable le récit des vacances. À la différence de Voyages en Italie qui associait les souvenirs à des séquences visuelles en forme de flash-backs, L’aventura explore plutôt la superposition de temporalités, propre au souvenir. En effet, nous assistons la plupart du temps à des séquences où ils tentent en famille de reconstruire un souvenir commun, en y ajoutant chacun son grain de sel. Toutefois, le souvenir évoqué n’est pas immédiatement illustré à l’écran. Ce n’est que bien plus tard, ou parfois au fil des détails livrés par les personnages, que le spectateur comprend qu’il a déjà vu l’événement évoqué, ou qu’il ne le découvrira qu’ultérieurement. Autrement dit, le film adopte une structure cyclique et joue de sa temporalité, à l’image de ce que déclare le personnage de Sophie : “On s’en fout de la temporalité.” Il en résulte d’une mise en abyme du processus de création lui-même : le spectateur assiste moins à une narration linéaire qu’à l’élaboration du film en train de se faire. Notes, enregistrements, essais, hésitations — autant d’éléments qui composent à la fois les prémices de l’œuvre et son essence. 

Ce mode de construction constitue le cœur et l’originalité du cinéma de Sophie Letourneur, qui s’attache à filmer le quotidien dans ce qu’il a de plus dérisoire. En s’intéressant de près aux répétitions quotidiennes et aux micro-événements sans enjeu apparent tels que les discussions interrompues, la logistique des repas ou encore l’hygiène de leur fils Raoul, l’approche de la cinéaste s’inscrit dans un cinéma que nous pourrions qualifier d’infra-ordinaire¹Cette exploration de l’ordinaire se manifeste notamment dans le cinéma de Letourneur par des descriptions polyphoniques, où chacun de ses personnages parle simultanément et se coupe la parole, créant une sensation de flux continu, sans hiérarchie, dans lequel l’importance n’est pas accordée à un événement particulier, mais à la multiplicité, formant le tissu quotidien. Ainsi, L’Aventura s’ancre dans une lignée d’œuvres s’attachant à représenter l’ordinaire et montre sa puissance à fabriquer du commun, c’est-à-dire à faire récit là où il n’y a, au départ, qu’instants épars.

 


  1.  Tel que le définissait Georges Perec, l’infra-ordinaire est une attention portée à ce qui, dans le réel, est considéré comme banal ou qui échappe habituellement à la perception et à la mémoire.

Titre original : L'Aventura

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Durée : 99 mn


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