La Mort déambule dans les cimetières, les églises, les bords de mer, et surtout avec la nostalgie de ses deux siècles préférés : le siècle du Crétacé il y a 65 millions d’années (minimum de vivants) et le vingtième siècle (maximum de morts) ; elle est furieuse après les hommes politiques qui n’en font pas assez à son goût pour freiner deux phénomènes qui l’irritent particulièrement : d’une part l’expansion de la démographie sur terre qui ne cesse de croître !, d’autre part l’évolution de la longévité de la vie !…
Dans ce nouveau film de lutte contre l’établissement d’une société sans âme, le cinéaste – l’artiste total- Alexandre Bellas incarne deux personnages : la Mort, protagoniste qui avance masquée mais avec énergie, et l’Inmort, son opposé, qui essaie de comprendre les nouvelles stratégies mises en place ou élaborées par la grande faucheuse. Pour notre plus grand plaisir, Alexandre Bellas fait feu de tous bois au niveau narratif, discursif, et iconographique pour nous ouvrir les portes de sa réflexion et nous convier à penser notre contemporanéité avec acuité et vivacité. Le film, comme le précise Bellas, « est une fiction en mode « lanceur d’alertes » sous la forme d’un pamphlet méta-politique et méta-religieux en 14 actes », au cours desquels la Mort nous emmène dans des lieux de recueillement et de spiritualité qui se côtoient (cimetières et églises), mais qui incitent notre personnage comme le spectateur à considérer l’aspect paradoxal de leur proximité : d’un côté, la destruction commanditée par les puissants de ce monde; de l’autre, la création, l’art, la foi. Du temps des églises romanes à celui de notre modernité, de l’ère des constructions sublimes à celui de l’asservissement de la pensée, le réalisateur, par un montage intense d’images de guerres, de ruines rapprochées par des illustrations médiévales d’édifications de monuments ecclésiaux, magnifiées par la surimpression en toile de fond d’édifices religieux et de tombes, scinde alors notre pensée, et nous engage à une autre, voire nouvelle vision du monde.
Les éléments prennent dans ce long-métrage une nouvelle allure, par le soin qu’apporte Alexandre Bellas à les magnifier, les transformer, les sublimer via un jeu sur les couleurs, les contrastes, et leur variété : l’eau (la mer), la terre (la flore et l’humus des inhumés), le feu (celui qui brûle les livres), et même l’air (le vent) contribuent par leur présence, leur personnification, et leur dynamisme, à renforcer la narration de la Mort, dont les propos, certes engagés, prennent une tournure lyrique par moments. Quant aux décors intérieurs, extérieurs, naturels, ou incrustés dans les nombreux plans mis en image par notre pamphlétaire, de l’église d’Etretat à la plage de Roscoff, du musée d’art contemporain virtuel aux entrepôts désaffectés, de la mer Egée aux cimetières où les mânes des grands artistes sont invoqués (séquence merveilleuse), jusqu’à la jetée finale et finalement porteuse d’élan, la promenade de la Mort prend l’allure d’une variation géographique, mais aussi d’une maïeutique de portée universelle à visée ontologique et politique. Les endroits fréquentés sont des allégories matérielles et parfois historiques incitant au spirituel.
Autre atout de ce film, la diversité de ses tons, de ses registres : le lyrisme discursif engageant notre esprit, le pathétique d’une Mort en empathie avec les décédés, le polémique face à l’endormissement de la base pyramidale de la société actuelle, l’ironique avec la valse en arrière-plan musical lors des promenades de la Mort dans les cimetières, ou lors des décisions qu’elle impose aux politiques lorsqu’elle veut mettre fin à l’expansion démographique et de vie des êtres humains, voire l’épique lors du résumé de l’Histoire du monde. Et ce, grâce à la diversité des procédés cinématographiques utilisés par Alexandre Bellas : échelles de plans, profondeur de champ, surimpressions, voix-off, cadrages, incrustations (une scène avec le virus du COVID accompagnant la mort s’avère délectable d’humour), fondus au noir, montage, citations illustres (Nietzsche, Orwell, Bergman), bande sonore non illustrative, qui ne sont pas employés ici comme des afféteries ou du trompe-l’œil, mais pour appuyer, étayer l’œuvre.
Alexandre Bellas, en 14 actes, en 14 phases, en 14 coups, convie le spectateur à une relecture de son environnement sociétal comme à celle du roman dystopique de George Orwell 1984, avant que l’intellect se consume via les autodafés et autres entreprises de destructions fomentées par nos prétendues élites. Film-poème, film de combat, film porteur d’élan, 2084 ne vous laissera pas indemnes à l’issue de sa projection. Franchissez la ligne jaune d’un cinéma différent. Qui rejoint celui d’un Peter Greenaway.
2084, La Ligne Jaune
Projection le vendredi 24 Janvier 2025, à l’Atelier du Verbe, 17, rue Gassendi, 75014 Paris
https://www.ab-sortir-decouvrir.fr/projection-2084-la-ligne-jaune