1917

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La superproduction vantée comme l’épopée de l’année se révèle être un divertissement technique dont on reste distant.

1917 est un pari: il s’agit d’un plan-séquence de deux heures pendant lesquelles un soldat désigné au hasard doit porter une lettre capitale à un commandant prêt à attaquer avec ses hommes. Traversant mille espaces, rencontrant ça et là des riverains isolés ou des soldats ennemis, il vit son odyssée et nous, une guerre mondiale repliée en deux heures. C’est « l’immersion » dont parle Sam Mendes dans ses interviews, coller à son sujet, à son héros, à son décor, y plonger, sans pouvoir s’en départir, comme la boue qui enfonce les soldats et remonte aux genoux. Certes, le steadycam déploie ses capacités les plus virtuoses, relevant un défi esthétique et technique. Mais le problème étant : les coupes se voient. Alors, à quoi bon réaliser un film que l’on a proposé avant même sa sortie comme étant « un plan séquence de deux heures » ? Si tout dans les effets de mise en scène vient nous rappeler que ce n’en est pas un. L’illusion ne fonctionne pas : dès que l’on rentre dans un tunnel, ou que la caméra dépasse le héros pour plonger dans l’eau torrentielle se dissipant vite en un doux ruisseau, l’illusion d’une continuité, d’un effort constant, d’une seule respiration, s’effondre et nous fait admirer les ficelles qui tentent de faire tenir la mise en scène. D’autant que la dramaturgie voulue par le réalisateur n’est pas du tout unitaire : c’est une succession de séquences, d’actions, de lieux.

 

 

En ce qui concerne le regard qu’il adopte, Sam Mendes opte pour un cadrage moyen : filmant souvent les corps jusqu’au genoux, alternant suivi de dos et travelling arrière dans une habile chorégraphie qui fait sentir les tranchées autant comme des espaces de jeu que de perdition, il ne parvient cependant pas à donner un mouvement clair à sa caméra. Car une caméra qui pendant deux heures regarde, court, éprouve, c’est quasiment un personnage : elle est quelqu’un que l’on dirige, à qui l’on prête un regard et un corps — peut-elle lever la tête quand Scofield se retrouve attaqué par l’allemand caché dans l’église, ou est-elle un esprit immatériel que traversent les balles ? Mais rares sont les moments d’immersion, car la caméra prend souvent l’allure d’une présentation objective, cadrant à la taille ou aux cuisses, jamais complètement à échelle humaine (on est à l’opposé de la caméra-nerf d’Utoya, 22 juillet) ni à échelle plus grande, embrassant les paysages. Le film peine à les montrer dans leur horreur-majesté, leur laideur-sublime, on saisit de temps à autre un cheval maigre mort sur le dos, des corps de villageois flottant près d’une rive. Jamais la caméra n’embrasse le paysage, le transforme, le met à l’épreuve de sa propre échelle, de sa propre réalité, elle le confond dans un arrière-plan et en sort par moments un élément utile, comme par magie — un seau de lait frais par exemple. L’apparition des cerisiers fleuris, reprise plus tard dans la séquence de flottaison-noyade de Scofield, peuplant la surface de l’eau comme un lit mortuaire ophélien, reste une belle proposition, qui fait de cette quête un jeu fantastique. La solitude du personnage, constamment entouré de bruit et de fureur mais aussi de vide et de silence, répond à cet environnement étrange, parsemé d’horreurs et de bizarreries dont les cerisiers font partie.

 

 

Quand il s’agit d’être sentimental, Mendes fait jouer les stéréotypes : ses acteurs bégaient, la larme au bord de l’oeil, regardant au loin dans un élan de poésie mélancolique. Les dialogues tournent à vide et les séquences sont des redites de publicités (voix rauque et sombre, silences qui veulent en dire long): la mort de Blake en piéta peine donc à créer du frisson ou du dégoût, et s’insère comme un moment parmi d’autres dans cette épopée à chapitres. La réaction de Scofield intervient quelques minutes plus tard, quand il se retrouve embarqué dans le camion d’une autre division, remplie de jeunes anglais rigolards, bien loin de l’humeur du soldat héros. Son regard est projeté vers la plaine vide, dévastée et fumante, et redoublé par le piano larmoyant de Thomas Newman : chaque séquence est une autoroute sur laquelle chaque élément esthétique ou narratif fonce de façon quasi totalitaire. Les moments de brève absence, de légère apesanteur, cessent systématiquement voire mécaniquement au son détonnant d’un obus, d’une rafale de tirs, d’un tourbillon d’hélices ennemies; où est la poésie quand c’est les mathématiques qui guident le scénario ? On avance dans ce film comme dans un jeu vidéo, étape par étape, indice après indice, le film ne racontant rien d’autre que lui-même, un MacGuffin qui prend la forme d’une quête type Zelda, et qui échoue à proposer une expérience pour son spectateur. Et c’est là, appuyé par la caméra qui se jette sur l’image canonique de ces deux mains se serrant, que le frère du jeune soldat mort la veille retient ses larmes. Bafouillant quelques phrases banales, les yeux humides et la mâchoire serrée, le comédien déploie son armada de tics de jeu, comme rassemblant tout son savoir-faire pour sa scène. C’est sans aucune émotion que le film se termine, la caméra enlaçant encore une fois le héros, ému devant une photo de sa bien-aimée qui l’attend outre Atlantique : come back to us, où la mièvrerie et le patriotisme historique se rejoignent en un ultime cliché.

 

 

Mais 1917 révèle par moments son génie et offre un spectacle ahurissant de terreur et de beauté. Le sommet fantastique et esthétique intervient à mi-chemin: la longue séquence de course dans les ruines nocturnes. A peine réveillé de son attaque, Scofield quitte l’église et parcourt Ecoust sous des feux incandescents, doublés des fusées éblouissantes qui font bouger les ombres des pierres comme des fantômes. Sam Mendes nous plonge dans un véritable cauchemar, et donne enfin à son film un débordement: c’est le cauchemar, le délire, l’horreur — le sentiment et le genre. Plongé en pleine nuit, on se retrouve dans un film à suspens complètement déroutant, qui brouille nos repères, fatigue nos cerveaux, tend nos muscles. La nuit est propice à l’effroi. Si la première partie était un déploiement presque risible de gadgets de mise en scène, ressemblant à de la VR sans pour autant impliquer son spectateur outre mesure, c’est dans cette nuit flamboyante que 1917 atteint le comble de son immersion. Il faudra attendre une autre séquence mémorable pour retrouver cette adrénaline fantastique. Arrivant au bout de ce périple, traversant la dernière tranchée qui le mènera au colonel Mackenzie, Scofield fend le fossé rocailleux et blanc de ce boyau si étrange, si beau: les soldats traversent l’écran de la droite vers la gauche, prêts à se lancer, pendant que des obus fusent en sens inverse et que des avions rasent le sol. Seul, courant de face vers le tunnel sans fin de la tranchée, il avance, ses jambes marchent, le regard épuisé et fixe, son corps est pris d’un spasme à chaque explosion — annonçant l’obusite qui frappera des milliers d’hommes. La détermination d’un homme au corps éprouvé, anéanti, saturé, éclatant dans la blancheur agressive de cette tranchée, soutenue par la musique cette fois sublime, épique et sanglante, interpelle et fait décoller. Le film, qui jamais ne quitte le sol, à part pour plonger dans un lac putride ou un torrent dangereux, s’envole dans le ciel des héros, des braves, des bénis, ceux qui avancent miraculeusement, évitant l’adversaire, accomplissant leur devoir comme une nécessité beaucoup plus intime que collective.

Titre original : 1917

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Durée : 119 mn


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