The New Look (sortie sur AppleTV+)

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À défaut d’être une production française d’TV+, « The New Look » fait au moins travailler de nombreux artistes et techniciens de chez nous.

Julia Ducournau a beau être une autrice, et elle a beau s’être appliquée, lors de sa réalisation des épisodes 5 et 6 de la série The New Look, cette dernière n’est pas tellement intéressante à analyser dans le cadre de sa filmographie. The New Look, croquis qui fait d’une forme de révérence trop élégante sa rapière de combat, est une œuvre qui ne se prête pas aux théories de l’auteur, mais qui s’assimile parfaitement à ce qu’on pourrait appeler la théorie de la marque. Les scénarios du showrunner Todd Kessler, les partitions de Ben Mendelsohn dans le rôle de Christian Dior et de Juliette Binoche dans celui de Coco Chanel… sont des qualités qui viennent servir un projet de brand-building, et celui-ci est double par nature.

Brand-building des deux égéries dont on va illustrer les parcours, tout d’abord. Dans les premières images de la série, on découvre le personnage de Chanel en 1955, cigarette à la main. Cette dernière se vante de son talent créatif, preuve de son génie à l’appui : Un tailleur rose flambant neuf. Fatalement, le spectateur pense à celui que portera Jackie Kennedy 8 ans plus tard, le jour de l’assassinat de son mari. En enracinant dans cette figure l’élément le plus important et le plus iconique qu’elle a laissé s’immiscer dans la grande Histoire, The New Look nous fait entrer dans la vie de Chanel à rebours, par le biais de sa légende. Par la grandeur de l’empreinte qu’elle a laissée. La note d’intention, si tant est que c’en est bien une, est rexographique. Et elle entre, de façon cocasse, en contradiction avec le dialogue donné à Binoche dans la scène : « La robe ne devrait pas porter la femme. C’est la femme qui devrait porter la robe ! » De son côté, Dior est littéralement muséifié, et il l’est d’entrée de jeu : avant même de l’apercevoir, on assiste à une exhibition rétrospective de son travail à la Sorbonne. La Maison Dior, nous dit The New Look, est un objet à étudier. C’est un nom à prononcer avec l’admiration qu’on réserve d’habitude à ceux qu’on lit sur les plaques du Panthéon. Quand on rencontre Dior, il est en retard car en consultation avec sa voyante (Zabou Breitman), qui vient de lui tirer La Mort au tarot. Le destin et sa symbologie est un autre interrupteur à pâmoison sur lequel la série se plait à appuyer, quand bien même quiconque a déjà vu une scène où un personnage se fait lire les cartes, dans un film, saura que La Mort, selon cette méthode de divination, n’est pas un présage à prendre tout à fait au premier degré.

Brand-building d’AppleTV+, ensuite. Comme Masters of the Air avant elle, The New Look est une série qui a un aspect chromé, poli, moulé. Les deux productions ont une direction artistique qui fait parfaitement reflet à la philosophie lisse qui caractérise les designs de la compagnie de Steve Jobs. Dans Masters, la photographie des plans était si claire, si allergique à la saleté, qu’elle finissait par ressembler aux clichés d’Espen Haagensen, de Sungjin Ahn ou de Jimmy Chin pour National Geographic, qu’Apple a repris à son compte pour ses fonds d’écran. Dans The New Look, des intertitres soulignés qui nous indiquent les différentes dates (« 1943 : 3 ans d’occupation nazi de Paris ») semblent avoir été traités par des effets iMovie. Si ce fut réellement le cas, cela veut dire que la série a été entièrement conçue in-house, en circuit fermé, comme si Apple était une société à ce point visionnaire qu’elle en était autosuffisante, artistiquement parlant. Il ne manque plus qu’une poignée d’effets Ken Burns (du nom du documentariste derrière The Civil War et The Vietnam War, et qu’Apple utilise sans s’en cacher dans ses logiciels), et la panoplie complète des cinéastes MacBook Pro serait employée. The New Look est une série qui répond à des patrons : non pas ceux des robes de soirée et de leurs couturiers, comme on pourrait s’attendre d’une sortie qui parle de révolutions dans la mode, mais ceux d’Apple. Entre bible de travail et cahier de charges, la distinction est souvent floue. Mais, ici, nous pouvons dire avec certitude que le pas est franchi : The New Look  revendique une charte visuelle qui, si elle est belle, l’est parce qu’elle est publicitaire. Parce qu’elle titille le spectateur non pas sur sa volonté d’en apprendre plus sur l’histoire de Paris et de la Seconde Guerre Mondiale, mais sur le hit de dopamine qu’on ressent quand on obtient ce que le consensus attend qu’on achète cher.

Il y a eu de grandes idées, par le passé, dans la publicité, et il y en a quelques-unes, aussi, dans The New Look (notamment un plan du générique, où la vitesse du défilé d’un fil dans une aiguille nous fait penser à une cheminée de locomotive laissant échapper sa vapeur). Mais puisque la couture animait Chanel, et puisqu’elle animait Dior, on aurait aimé se sentir aussi fébriles qu’eux le sont, en rencontrant une idée novatrice. On aimerait être attirés par le futur de la mode comme par un trou noir, se sentir, comme l’étaient leurs sœurs, leurs neveux, leurs amis, emportés de seconde main par l’inarrêtabilité de leurs passions. On sentira surtout qu’on a la possibilité de regarder notre iPhone en même temps qu’on suit le récit, sans rien rater qui nécessite qu’on rembobine. Le défilé de mode à la Sorbonne, dans le premier épisode, met correctement en image le charme du luxe, malheureusement, on est forcés de le constater, il ne dépasse pas les carcans qu’un tableur aurait pu lui imposer. Le propre de la fiabilité corpo étant la frilosité face à la prise de risque : si une multinationale essaie de fignoler un exemplaire de meilleure qualité que les autres, dans une gamme donnée, elle se montre inconstante. La séquence est donc un ballet visuel moins fort que le spot avec Austin Butler qu’avait réalisé Ducournau pour Yves Saint-Laurent. C’est de la publicité castrée, privée du punch de la brièveté.

Au détour d’une question d’étudiante, dans ses dix premières minutes, la série suggère qu’elle se base sur le caractère paradoxal d’un le saviez-vous ? mondain. Alors que les apparences condamnent d’avantage Dior, qui a travaillé pendant l’Occupation, la réalité morale de sa situation et de celle de Chanel est toute autre. Christian Dior avait une sœur (Maisie Williams) résistante, dont l’arrestation par le régime pétainiste lui a causé énormément de détresse. Coco Chanel, quant à elle, ne s’interdisait ni sorties antisémites, ni collaborations (au seins le plus littéral du terme, c’est-à-dire : échanges de bons procédés) avec l’occupant. Binoche parvient à situer un peu de pathos dans son personnage. Elle sait creuser, à la fois en elle et sous la surface de Chanel, afin de donner de la substance à cette transfuge de classe. Sa Chanel est une femme fragile, mais barbelée, un poinçon histrionique et lancinant qui se montre trop rusée pour être vraiment l’idiote utile qu’elle prétendra être ; trop réfléchie pour qu’on ne se dise pas que c’est dommage, qu’elle soit à ce point rancunière et suffisante.

Malgré les efforts de la comédienne parisienne, c’est Mendelsohn qui brille, ici. Habitant avec énormément de précision ce quadragénaire tiraillé, l’acteur australien remplit son personnage d’une discrétion introspective, laquelle est en contradiction avec l’exubérance que lui reproche Chanel, dans sa création. Sa performance a le goût de l’intime : en la regardant, on a l’impression de voir les milliers de petits non-dits, invisibles à l’air libre mais qu’on apprend à reconnaître, chez quelqu’un, quand on partage son espace de vie. Avec de minuscules expressions, de très légères contractions dans les muscles autour des yeux qui bougent quand on s’apprête à sourire, Mendelsohn rend épouvantablement belle une scène de chant communal de La Marseillaise. L’extrait est peut-être une référence à Casablanca ? Si oui, Mendelsohn rend un bel hommage aux larmes désespérées mais vaillantes de Madeleine Lebeau avec son propre procédé, plus taiseux mais tout aussi marquant. La plupart des épisodes de The New Look ne sont pas à la mesure de la générosité de Mendelsohn, mais c’est tant pis, la vedette d’Animal Kingdom ne serait pas un excellent acteur s’il ne l’était que dans des excellentes oeuvres. Pour s’être jeté avec une telle compassion dans l’histoire de cet homme, qui dut naviguer son homosexualité à une époque où cela n’aurait pas pu être plus difficile, Mendelsohn mérite les louanges qu’il est destiné à obtenir, et plus encore. Il fait un petit miracle d’humanité sans jamais trop nous téléscoper les mécaniques de sa performance. « C’est la femme qui devrait porter la robe ! » Et c’est, dans les meilleurs moments de The New Look, ses acteurs qui portent la série ! Trop souvent, ils sont au service d’une jolie image (lumières en douche tamisées, laissant couler leurs reflets crêpelés dans l’image comme si tout était éclairé par brumisateurs), et non l’inverse.

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