Quatorzième vague RKO

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Une nouvelle fournée riche en classiques et pépites méconnues.

On commence par la pépite du lot avec Le Médaillon (1946) de John Brahm. Émigrant allemand à Hollywood parmi tant d’autres, Brahm fut un petit maître du thriller qui se fit connaître tout d’abord par une mémorable trilogie de films gothiques au sein de la Fox avec The Undying Monster (1942), Jack l’éventreur (1944) dans une relecture aussi virtuose et glaçante que le Hitchcock et l’horreur psychologique avec Hangover Square (1945). Après ces coups d’éclat successifs, John Brahm se réorientera vers le film noir et signera son chef-d’œuvre avec Le Médaillon. Le film se situe dans la vague psychanalytique et labyrinthique qui dominait à l’époque le film noir à travers des films comme La Maison du docteur Edwardes (Alfred Hitchcock, 1945) ou Laura (Otto Preminger, 1944). John Brahm signe même un des fleurons du genre par son brio narratif et son atmosphère unique. Le jour de son mariage, un homme reçoit la visite d’un inconnu et a la révélation que son épouse (Laraine Day) n’est pas ce qu’elle paraît être. Flash-back inséré dans un autre flash-back, onirisme et symbolisme marqués, l’intrigue labyrinthique est constamment surprenante et portée par une Laraine Day hallucinée et très loin de la femme fatale classique. Il est vraiment dommage qu’une fin de carrière cantonnée à la télévision ait fait oublier John Brahm.

 

 

On reste dans le registre de l’effroi avec deux classiques de Jacques Tourneur à l’époque où il donnait dans l’horreur suggestive des productions Val Newton avec L’Homme-léopard (1943) et Vaudou (1943). On retiendra particulièrement Vaudou où le mystère, la suggestion et les jeux d’ombres typiques du réalisateur sont cette fois exploités dans le cadre plus exotique d’Haïti en convoquant le folklore vaudou et la magie noire. La jeune infirmière Betsy Connell (Frances Dee) est engagée pour s’occuper de l’épouse d’un riche, plongée dans une étrange catatonie causée par une fièvre mais que la rumeur locale attribue au vaudou et faisant d’elle une zombie. Le film oscille constamment entre cette dualité rationnelle ou surnaturelle, les deux interprétations se disputant souvent dans les partis pris visuels et narratifs de Tourneur. L’inquiétude naît d’un rien avec quelques moments aussi sobres que glaçants telle cette première apparition spectrale de la malade dans la tour, sa seule robe blanche illuminant les ténèbres lorsqu’elle avance vers l’infirmière terrorisée. Le terme « zombie » est ici plus associé à son lien avec la magie qu’à la facette plus biologique qu’amènera bien plus tard George Romero et est l’occasion pour Tourneur de livrer d’hypnotiques scènes rituelles. Tout est bon pour susciter le malaise, la bande son faisant de l’environnement naturel un personnage à part entière, le physique hors norme des autochtones (ce très inquiétant colosse aux yeux exorbités) et l’aura de superstition qui semble peser sur tout le film.

 
 

 

On change de registre avec l’excellent Haute société (1933) de George Cukor. Le réalisateur s’affirmait définitivement comme le peintre virulent des milieux nantis – ici la haute société britannique – et l’observateur sensible des personnages féminins en adaptant ici une pièce de William Somerset Maugham. Un des thèmes majeurs sera également le complexe d’infériorité nourri par les Américains à l’égard des Anglais, lesquels perdant en quelque sorte leurs âmes en se pliant à la froideur des mœurs de l’aristocratie britannique, leurs origines constituant un poids presque honteux ou pour les plus lucides un Paradis perdu. C’est une cruelle désillusion qui va ainsi former à cette dure réalité notre héroïne Pearl Grayston (Constance Bennett), riche héritière américaine découvrant le jour de son mariage que son noble d’époux en aime une autre et ne l’a épousée que pour son argent. On la retrouvera cinq ans plus tard désormais bien rodée à ce manège de cynisme et d’hypocrisie, Cukor illustrant brillamment ce changement en une scène magistrale. Le scénario ne propose pas de vraie intrigue directrice mais plutôt des tranches de vie où Cukor va sonder les codes de ce milieu avant de placer les personnages face à leurs contradictions. Le cercle de Lady Pearl est ainsi constitué d’Américains exilés se donnant de grands airs, ceux ne trichant pas ayant un portefeuilles suffisamment garni pour se le permettre à l’image de Fenwick (Minor Watson), amant et bienfaiteur qui a conservé un accent et des manières rustres, tout ce qu’il y a de plus yankee. Sous ce constat amer, Cukor parvient néanmoins à faire rire grâce à quelques scènes hilarantes, et conclut l’ensemble entre cynisme et espoir.
 
 

 

Maître du mélodrame, John Cromwell en offre un beau fleuron avec L’Autre (1939). L’originalité est ici de faire du personnage le plus fragile et victime du destin un homme. Cet homme, c’est Alec Walker (Cary Grant), qui vit un mariage malheureux avec une femme (Kay Francis) l’ayant épousé pour son argent, ce jusqu’à ce qu’il ne rencontre la jolie veuve Julie Eden (Carole Lombard). Le poids des conventions va rendre cette situation inextricable par le refus de l’épouse intéressée de divorcer, rendant le couple illégitime de plus en plus coupable. C’est contre cette fatalité que va se rebeller le personnage de Cary Grant, déterminé et vulnérable à la fois. Ici ce sont les femmes qui mènent le jeu. Carole Lombard offre une magnifique prestation dramatique avec cette jeune femme amoureuse et hésitante dont la sincérité va redonner symboliquement puis littéralement lors de la conclusion goût à la vie à un Cary Grant brisé par une morale inhumaine. Face à elle, Kay Francis compose une épouse manipulatrice et perfide à souhait, le masque bienveillant et la beauté dissimulant un monstre d’égoïsme. Cary Grant et Carole Lombard tout en sobriété poignante composent un couple magnifique où les moments romantiques comme de désespoir s’ornent d’une grande intensité et montrent l’étendue du registre des deux acteurs plus souvent vus dans des rôles légers et comiques.
 
 

 

On conclura avec les deux agréables comédies que sont La Femme la plus riche du monde (1934) de William A. Seiter et Double Chance (1940) de Lewis Milestone. Dans le premier, Dorothy Hunter (Miriam Hopkins), orpheline, a toujours été protégée des difficultés, le début du film créant même le mystère quant à son apparence puisque personne ne l’a jamais vue et que l’on découvrira qu’elle use de sa secrétaire Sylvia (Fay Wray) comme d’un leurre, se faisant passer pour elle pour les représentations officielles. Se rendant compte que sa fortune attire ou complexe les prétendants, elle va à son tour endosser l’identité de sa secrétaire lorsqu’elle tombera amoureuse d’Anthony Travers (Joel McCrea) afin d’éprouver ses sentiments. Plutôt que d’exploiter toutes les situations de vaudeville qu’offre le postulat (sachant que le personnage de Fay Wray est également marié et voit d’un mauvais œil son activité de doublure trop poussée), le scénario de Norman Krasna s’appuie plutôt sur les personnages, notamment en explorant l’ambivalence de Dorothy. À force de guetter la sincérité de l’autre, notre héroïne recherche une perfection et une dévotion qui exclut toute la part d’inconnu d’une romance, poussant le stratagème beaucoup trop loin. Miriam Hopkins est épatante dans ce registre où à tout moment son jeu enjoué se voit subtilement teinté d’un nuage de doute angoissé. À l’inverse, Joel McCrea compose un personnage confondant de naturel, sûr de ses réactions, la manière dont se décantera la situation lors de la conclusion usant d’ailleurs brillamment de ce bon fond et de ce caractère brut de décoffrage.
 


 
Le second, Double Chance, est pour la RKO un des plus gros succès de l’année 1940 et voit la rencontre entre le charme distingué de Ronald Colman et la gouaille de la populaire working class girl Ginger Rogers dans une délicieuse comédie romantique. Dès l’ouverture, tout semble prédestiné pour lier les destins de David Grant (Ronald Colman) et Jean Newton (Ginger Rogers). Charmé par l’allure de Ginger Rogers qu’il croise dans la rue, Ronald Colman lui lance un amical et innocent « Bonne chance ! » dont il ne devine pas encore les conséquences. Soudainement auréolée d’une chance étonnante après ce salut d’un inconnu, elle décide de reprendre sa marotte abandonnée pour la loterie et de partager un billet de loterie avec Colman. Celui-ci accepte mais au lieu d’empocher sa part du gain potentiel, lui propose un voyage en commun, une fausse lune de miel platonique dans la mesure où elle s’apprête à se marier avec le balourd Frederick (Jack Carson). Ce pitch improbable (et en fait remake du Bonne chance ! de Sacha Guitry en 1935) fait reposer tout son charme sur la personnalité des deux interprètes et des étincelles naissant de leurs caractères opposés. C’est par cette opposition constante que l’impossible sera constamment permis, que ce soit les hasards et rencontres lorgnant sur le conte de fées (la « victoire » à la loterie, la rencontre et le serment avec le vieux couple) et surtout le passif des personnages. L’apport mutuel sera commun, puisqu’en tombant amoureux et en cherchant à élargir l’horizon de Jean, David va bien malgré lui être ramené à des préoccupations plus intimes alors qu’il cherchait à être détaché de tout. Milestone parvient à exprimer toute cette gamme de sentiments avec une grande finesse. L’amour naissant se devinera le plus souvent par les gestes (Ginger Rogers entre confiance et méfiance fermant à clé ou laissant ouverte la porte de sa chambre ou guettant en vain les tentatives de séduction de Colman) ou les regards (le début où Ginger Rogers en une moue craquante regrette d’avoir envoyé son homme casser la figure de Colman et bien sûr la merveilleuse scène dans le jardin isolé). Du coup, on regrettera un peu la conclusion avec une amusante mais lourdement explicative scène de procès qui surligne tout ce qu’on nous avait subtilement fait deviner jusque-là. Un très joli moment tout de même. Du chef-d’œuvre établi au joyau oublié, une belle fournée donc.

 


Quatorzième vague RKO – DVD édités par les Éditions Montparnasse – Sorties le 20 août 2013.


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