L’Herbe du rat

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Que deviennent nos organes quand nous ne sommes plus, semble demander le réalisateur à la manière d’un Bataille des Tristes Tropiques.

Commencé comme un film de Manoel de Oliveira, ne serait-ce qu’en raison de la langue portugaise et de l’ambiance un peu étrange et compassée du début, le film ne se conclut pas à la manière d’un Dario Argento (n’en déplaise à Jean-Jacques Varret, le distributeur français du film), mais bien plutôt comme un film de João César Monteiro, cet autre Portugais scandaleux. Il y fait penser très vite d’ailleurs, dans ce goût un peu ostentatoire pour la provocation et les jeunes filles qui s’exhibent. Mais Julio Bressane va en revanche beaucoup moins loin dans cet exhibitionnisme et ne collectionne aucun poil pubien. Son personnage masculin, sans nom, se contente de photographier le corps morcelé de la jeune fille, elle aussi sans nom, qu’il a recueillie après l’avoir rencontrée dans un cimetière où elle avait eu un malaise. Prolepse de la suite annoncée, tous cadavéré comme le chantait si bien Casimir Zao Zoba dans sa chanson Ancien Combattant, car le corps disparaît, même et y compris sur les photos dévorées par le rat, pour laisser place à l’os, cette ossature du squelette qui dérange et contient l’ADN, nous donnant un statut de fossile. Que deviennent nos organes quand nous ne sommes plus, semble demander le réalisateur à la manière d’un Bataille des Tristes Tropiques.

 

S’il lorgne vers l’esthétique de Courbet et des préraphaélites avec ses images léchées et efficaces, le cinéaste se réfère aussi beaucoup à Freud, Lacan, mais surtout il s’inspire de deux nouvelles d’un grand auteur brésilien, Joachim Maria Machado de Assis, peu connu en France. L’herbe du rat, y apprend-on, est un poison qui contient son propre antidote, si j’ai bien compris le message.
Mais le rat reste présent dans tout le film comme signe de la peur ancestrale héritée des grandes pestes moyenâgeuses, mais aussi comme substitut du pénis fureteur et pointu. On pourrait faire psy-psy partout, ce qui est rare maintenant au cinéma, et observer que cette jeune fille a un comportement typiquement hystérique, amoureuse jusqu’à la folie de son père maintenant décédé. Elle devient, au contact de l’homme plutôt réservé, de plus en plus exhibitionniste jusqu’à provoquer, se donner, s’offrir entièrement nue, entrer en transe devant le rat que l’homme refuse finalement de tuer en désactivant toutes les tapettes et en refusant d’acquérir un chat. Hommage à M. Verdoux de Chaplin, ou à Grémillon, mais aussi au peintre Chardin dont on retrouve la lumière ocre et dorée dans nombre de plans, ce film tente de dire – ainsi que le faisaient les Vanités de Philippe de Champaigne – la vanité des vanités de toute chose, et surtout du corps de la femme que la sarabande de la vie et du désir (présentifiée par le rat) conduit inexorablement à la mort, au fossile, au pourrissement notamment de la maison qui, dans le dernier plan, se transforme lentement en tombeau des origines (Maya ou Aztèque) avec, comme fond sonore, les cris des animaux prophétisant le retour à l’état de nature.

Titre original : Cleopatra

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