Les leçons persanes

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Le langage du condamné

Facticité

Dans une forêt anonyme, un homme marche le long d’une voie de chemin de fer, se remémorant les noms de ses camarades juifs assassinés. On aurait pu croire Les leçons persanes originales, et il faut admettre que son synopsis est alléchant : pour éviter de se faire assassiner, un jeune français parlant allemand, Gilles, se fait passer pour un iranien. Il agit ainsi, car le chef du camp de travail, Koch, cherche à apprendre le farsi pour partir ouvrir un restaurant en Iran, où se trouve déjà son frère. Gilles se met alors à lui enseigner une fausse langue qu’il invente au jour le jour. Intrigue atypique dont malheureusement, Vadim Perelman ne parvient à tirer qu’une certaine fadeur. Cela tient d’abord au fait que, si sa mise en scène est maîtrisée, elle manque d’ampleur et ne s’empare jamais esthétiquement du thème de l’apprentissage ou de celui de l’invention de cette fausse langue ; se contentant de filmer trop mollement son intrigue par le biais de figures classiques type champs/contrechamps. Réduisant l’enjeu de la plupart de ses séquences à celui de la mémorisation par Gilles des mots qu’il invente. Ainsi, la belle idée de base s’en trouve réduite au statut de concept prétexte à raconter une énième fois l’histoire des camps de concentration. On sent que Vadim Perelman a pris à cœur cette partie de son récit et est pourvu des plus nobles intentions en la matière, mais il en résulte qu’il n’a de cesse de déporter son récit, à mesure qu’il se déroule, vers la compréhension de Gilles de l’horreur des camps et de l’ampleur des assassinats. Réduisant d’autant plus la place de l’idée originelle de son intrigue au sein de sa mise en scène. C’est surtout vrai dans la dernière demi-heure du film, qu’il fait alors basculer dans une logique mélodramatique un peu facile et tire larme. Angle mélo qui entraîne ainsi le film vers son problème majeur : une sensation de superficialité et de facticité générale. Ce qui est tristement ironique, car, par voie de conséquence, cela atténue le message humaniste et dénonciateur qu’aurait voulu conférer le réalisateur à son film.

                           

Subtilité

Et c’est d’autant plus malheureux du fait que Les leçons persanes dispose tout de même de quelques atouts et qualités. Le premier d’entre eux étant qu’il développe une partie de son scénario sur les relations intimes entre les gardiens allemands du camp de travail ; sur leurs rapports amoureux ou de dominations les uns envers les autres. La volonté de traiter cet aspect des camps mérite d’être soulignée, car relativement peu représentée au cinéma. Toutefois, pris dans sa logique mélodramatique, Perelman tant à caractériser un certain nombre de ces personnages en grossissant le trait. Lorsque des films comme La liste de Schindler, ou Le pianiste, tout en montrant l’horreur et le puits sans fond d’inhumanité que représente le nazisme, parviennent à insuffler des nuances de caractères, ainsi que de la complexité aux bourreaux nazie, ici, le réalisateur en fait essentiellement une bande de méchants frustres, assez bêtes et bas de plafonds. En une phrase, il tend à la caricature ; diminuant là encore le sentiment du tragique de la situation et la puissance du message qu’il aurait voulu porter. Mais, et c’est le point positif le plus important, le réalisateur dispose de deux formidables interprètes pour incarner ses personnages principaux, en la personne de Lars Eidinger et de Nahuel Pérez Biscayart (lui qui était déjà fort remarquable dans 120 battements par minute et Au revoir là-haut). L’un et l’autre sont justes, nuancés et parviennent à donner corps à leur relation qui, par moment, parvient à atteindre une véritable ambiguïté. Ce qui est particulièrement vrai en ce qui concerne le personnage de Lars Eidinger, dont le ton naturel employé pour menacer et parler de faire tuer Gilles en cas de trahison, représente bien une forme de banalité du mal. Mais surtout, une des séquences du film, où Gilles et l’officier nazi parviennent à tenir une conversation par le biais de ce langage factice, durant laquelle Koch confesse à Gilles une partie de son passée, dispose d’un véritable charme. Et l’on se prend à être fasciné par un concept dont on peut déceler une lointaine parenté avec le jeu dangereux d’Ernst Lubitsch. Ainsi, si Les leçons persanes manque certainement d’ambitions esthétiques et peut se montrer trop mélodramatique, il n’est pas en soi un mauvais film et peut, parfois, se montrer, si ce n’est inspiré, intrigant.

                       

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Durée : 127 mn


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