Matière d’images
C’est avec une joie sensuelle et gourmande que l’on se laisse happer par la profondeur de l’image en relief, celle-ci attisant l’œil et l’ensemble des sens : dans tous les coins, des présences verdoyantes, arbustes ou fleurs, pelouse lointaine, grignotent l’attention. Ce bout de jardin rendu si vivant, parsemé de détails incarnés : un verre à la netteté parfaite qui traîne longtemps dans l’angle d’un plan, un petit chien faisant son apparition de derrière une chaise. Wim Wenders offre ici une matière phénoménologique puissante, où la 3D se met au service d’une sensibilité cinématographique regorgeant d’affects. Du couple (est-il un couple d’ailleurs ? Peu importe), rien n’est su, ni leur nom, ni leur lien. À l’instar de l’environnement où ils se tiennent, leur incarnation est saisie par une variété d’expressions et de stimuli : le collier qui entoure le cou de Sophie Semin, une robe bleue qui entre deux plans a remplacé sa robe rouge, un grain de beauté au coin de l’œil ; les lèvres un peu violines et la voix qui nasille légèrement de Reda Kateb, un jeu attentif pour lui, une palette plus théâtrale pour elle. Par touches kinesthésiques, les deux acteurs transmettent leur présence corporelle, leurs mouvements, assis ou debout, accompagnés par les va-et-vient en volutes de la caméra. Cependant, leur discours paraît comme extrait d’eux, séparé, inopérant.
L’écriture littéraire
Depuis sa maison remplie de livres, silencieuse et sans autre âme qui vive si ce n’est la forte présence du lieu en lui-même, l’écrivain cherche la matière littéraire qui va former le dialogue entre les deux personnages, qu’il ancre dans son jardin. Le cinéaste allemand laisse s’exprimer de la bouche de ceux-ci les mots de Peter Handke – des années après qu’il ait déjà écrit pour Les Ailes du désir (1987) –, tirés de sa pièce éponyme, Les Beaux jours d’Aranjuez (2011). Cette langue sophistiquée et poétique apparaît ici comme un bloc abstrait et relativement désincarné, aplat littéraire n’ayant pu quitter la page d’un livre pour l’image d’un film. D’une conversation autour du désir et de l’amour, ne survivent avec force et sens du dialogue que des mots extraits ici et là, par leur pouvoir évocateur, leurs tressaillements émouvants : les « salins » comme lieu d’un éveil sexuel, Reda Kateb qui oscille entre « fossé » et « fossette », jusqu’à la ville espagnole d’Aranjuez elle-même, prononcée avec une promesse de voyage et de dérivation sensible. L’écriture se cogne au reste de l’œuvre et rappelle le nécessaire travail de transformation cinématographique d’un contenu littéraire – aussi riche soit-il que celui de Peter Handke. Il est dommage que le cinéaste n’ait su donner une force de cinéma au texte, comme il le fait en recourant à la 3D, laissant par moments les deux personnages dans un échange atone et figé, suscitant encore davantage les sens à s’éprouver dans le fond de l’image.
Matière sonore
Plus que du texte donc, c’est d’une matière émanant des voix et de la diction, que le long métrage tire son acuité existentielle : matière sonore alliée au visuel. C’est la soudaine apparition du chanteur Nick Cave, presque fantomatique, au piano, dans la maison de l’écrivain ; c’est le juxebox coloré du même vert fluorescent qui éclairait les coins d’autoroutes et de motels où faisaient halte Travis et son petit garçon dans Paris, Texas (1984), objet d’un autre temps mais familier, comme membre étrange et à part entière de la maison, qui dicte musicalement les points d’équilibre ou de fracture du film. Les Beaux jours d’Aranjuez recueille ses prémisses de fin d’été avant de se clore, dans un son strident, presque apocalytpique, et un mouvement de caméra qui donne le tournis. "The World is on fire" (Gus Black) nous dit le juxebox, ce paradis (perdu) est menacé, l’écrivain quitte sa maison pour marcher parmi de hauts arbres, emportant ses compagnons de fiction avec lui. Il est sorti de son œuvre, les yeux émus, écarquillés sur l’existence.
Le voyage perceptif offert par Wim Wenders complète son expérience de la vision sur La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue (1892-1895) de Paul Cézanne, comme en écho à sa propre recherche de profondeur picturale, noué au jukebox. Le tableau atteint la pensée puis disparaît dans la pixellisation de l’image cinématographique, terminant un fin parcours autour de l’existant, aussi sensitif qu’intellectuel.