Le Monde perdu, réédition des documentaires de Vittorio de Seta

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Longtemps restés invisibles, les documentaires de Vittorio de Seta sont enfin disponibles en DVD. À découvrir absolument.

Du cinéma italien des années 1940-50, on retient évidemment le néo-réalisme qui, s’il a fini par représenter un courant cinématographique, était avant tout une réponse trouvée par les réalisateurs pour faire du cinéma sans studios (ceux de Cinecittà avaient été grandement endommagés par la guerre) et avec très peu d’argent. Dans la première partie de leur carrière, Roberto Rossellini, Vittorio de Sica ou Luchino Visconti ont cherché à rendre compte des réalités économiques, sociales et politiques de l’Italie. Plutôt qu’un portrait, ces états des lieux aussi fictionnels soient-ils ont considérablement modifié notre rapport au cinéma par le lien direct qu’ils établirent avec la réalité. Pour autant le néo-réalisme ne semble pas avoir essaimé dans le versant documentaire du cinéma. Pourtant le documentaire est loin d’être absent du cinéma italien des années d’après-guerre comme le prouvent les films de Vittorio de Seta, trop longtemps restés invisibles. Leur restauration et leur édition en DVD chez le judicieux Carlotta permettent aujourd’hui de découvrir et de mesurer l’incroyable talent de cet autre maître italien.
Le Monde perdu regroupe ses dix premiers court métrages tournés dans le Sud de l’Italie entre 1954 et 1959. En une dizaine de minutes, chacun se consacre à une activité humaine. Pas de dinosaures donc mais la moisson (Parabole d’or), le travail à la mine (Souffrière), le travail des femmes (Une Journée en Barbagie), les fêtes (Pâques en Sicile, Les Oubliés), des chèvres et des bergers (Bergers d’Orgosolo) et la pêche bien sûr (Le Temps de l’espadon, Bateaux de pêche, Paysans de la mer). Chaque film adopte le rythme de la journée de travail selon la volonté du réalisateur de « condenser un monde en dix minutes. » Son attention se partage entre l’objet (le travail), la figure humaine et l’observation des phénomènes naturels. Il montre dans le même mouvement l’extrême violence de la nature et celle de la vie sociale. L’éruption du Stromboli montée en alternance avec des plans de pêcheurs rentrant au port et de veillées nocturnes angoissées (Îles de feu) est aussi spectaculaire que la brutalité de la pêche à l’espadon rythmée par les chants des pêcheurs (Le Temps de l’espadon).

 

    
Îles de feu (1954) et Bergers d’Orgosolo (1958)

Le réalisateur dépasse la seule observation du monde pour en proposer une recomposition à l’écran par le montage. Il serait vain de croire que le but du cinéma, du documentaire plus particulièrement, est une réelle transcription du monde. De Seta l’a intimement compris dès ses premiers films. Il tourne sans scénario dans une volonté de se fondre dans la réalité qu’il enregistre. Le film naît ensuite sur la table de montage par l’étude des rushes, le découpage de la pellicule, la confrontation entre les plans, entre l’image et le son… Il n’est donc pas étonnant de retrouver ici les techniques du cinéma de fiction comme la succession de plans très courts (Souffrière) ou le recourt au montage alterné qui créé une tension. Si celle-ci est créée par le montage, elle se veut le reflet d’une réalité, un moyen cinématographique de la faire partager au spectateur.

Les films réunis dans ce DVD nous donnent accès à un monde dont il ne reste guère que quelques traces aujourd’hui. Mais comme le souligne de Seta dans la passionnante interview présente dans les bonus, lors des tournages, le réalisateur n’avait nullement conscience de la disparition progressive de ce qu’il filmait. Ce qui explique sans doute en grande partie l’extrême liberté de ces documentaires qui cherchent plus à capter la beauté d’un moment, d’un geste ou d’un paysage que l’exactitude ethnographique, même si le temps en a aussi fait des documents de grande valeur sur la vie en Italie du Sud. Tout autant qu’une région et que la vie des hommes qui la peuplent, ce que de Seta a magistralement réussi à inscrire sur la pellicule (et sur la bande sonore), c’est le déchaînement des éléments : la houle, le froid, le vent, le feu et la lave semblent palpables à travers des images fascinantes. Avec un sens du cadre incroyable, Vittorio de Seta ne transfigure pas la réalité, il ouvre juste les yeux (les siens, les nôtres) sur la beauté qu’elle peut receler, dans laquelle chaque mouvement est un ballet de couleurs et où le fauchage des blés ressemble à une tempête de neige.
 
 
    
Paysans de la mer (1956) et Parabole d’or (1955)

Bonus

Un entretien de 18 minutes avec Vittorio de Seta qu’on aimerait voir se prolonger bien plus longtemps.

Le Monde perdu est disponible chez Carlotta depuis le 22 septembre.


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