La saison du diable

Article écrit par

Inconsolable

Le 23 septembre 1972 aux Philippines, le président Ferdinand Marcos décrète la loi martiale pour tout le pays. Malgré son chef d’accusation – des violations des droits de l’homme et des persécutions massives – le président philippin Duterte transfère sa dépouille en novembre 2016 au Cimetière des Héros de Manille et lui consacre des obsèques nationales.

La saison du diable, sorte d’obsèques inversées, déplace le faisceau de l’actualité philippine à l’opposé. Au lieu de condamner directement la consécration de l’ancien dictateur, le film opère un sens inverse et s’érige en aporie. Sans agir en preuve de l’existence des crimes, il vient inscrire dans un chant funèbre quelques mémoires de villageois issus d’une région reculée et prise aux mains d’une milice pro-régime. Le film commence avec les projections de deux militaires se répondant l’un l’autre par des dialogues chantés. Enregistrés en son direct sans instrument, la mélodie morne de cette première séquence donne le ton. Mis en boucle, le chant devient le témoin d’un relai ininterrompu, un passage de main en main – ou de plan en plan – qui déroule le film au fur et à mesure en faisant s’additionner les mémoires.
Aux Philippines, on raconte les histoires en chansons et elles s’accumulent pour résister au temps. C’est de cette tradition dont s’empare Lav Diaz pour son film, un requiem de quatre heures relayé de bout en bout par une poignée de personnages tenant le rôle de milliers de martyrs.

 

Au gré des coupes, une cartographie se dessine avec des liens lisibles entre les personnages. La milice surveille, oppresse, détruit. À l’opposé, un jeune poète compose, sa femme sauve, guérit, et une sorcière des bois récolte des vivres. Pourtant, ils sont comme déjà voués à ne pas réussir. Quelque chose les empêche de lutter. Le chant qu’ils se refilent est celui de l’errance et de l’impossible consolation. L’échange de chants controversés, avec d’un côté la plainte des villageois errants, et en oblique, la rengaine de la milice, évoque un dialogue de sourd où chacun se renvoie la balle, où les mots rebondissent, s’affrontent sans se confronter. Il renvoie aussi au piège du cadre resserré auquel chaque personnage bute.

Le film est moins une traversée compacte ou fluide qu’un parcours de tableaux isolés en noir et blanc (une construction formelle propre au cinéaste), une suite de plans cloitrés, filmés en grand angle et aux côtés sectionnés, et qui referment le couvercle sur les personnages, mais aussi sur le spectateur, lui même pris dans la forme en faisceau du plan (la grosseur des figures du premier plan et la dimension plus réduite du dernier), enfermement auquel participe l’ossature même de la comédie musicale en conjuguant les séquences : le chant ouvre la scène et celle-ci prend fin aussitôt qu’il se termine. Le témoin relayé est une plainte sourde désespérée, ré-installée méthodiquement dans chaque tableau sans les lier véritablement entre eux puisqu’il est sans cesse réitéré à chaque bloc. Le tracé du film, fait de cet emboîtement de plans séquences fixes, fermés, et même transis, se heurte à chacun d’entre eux,  comme des obstacles posés en travers de la route. L’épuisement d’être inclus dans la remise en route d’une lutte stérile – il faut dire que le spectateur reçoit de plein fouet et en continu une atmosphère extrêmement lourde qui fonctionne par réitération successive –  le rend moins apte à recevoir, dans le prolongement dérisoire du film, la pile de souffrances asphyxiées qui se cognent au cadre sans jamais se percer, sans glissements entre les tableaux.


Il y a quelque chose qui a trait au pléonasme dans la remise en route à chaque plan du processus impossible de lutte dans la lamentation sans cesse renouvelée (re-chantée). Et en l’étirant dans sa durée, le film se prend un peu les pieds dans le tapis, se piégeant à sa propre mise en scène. Certains de ses plans s’épuisent et perdent de leur substance, on sent des acteurs parfois abandonnés à leur propre sort dans un cadre qui lui devient engourdi. À force de se heurter à chaque bloc, le film ralentit son flot intarissable, se dépossède du temps suspendu qu’offrait l’échappée poétique de la nature, et que pouvait faire planer, en flottant, la durée particulièrement étendue du film.

Pour le spectateur, la seule façon d’échapper à la sclérose, d’en sortir, est de se joindre au temps qui coule section par section, et d’épouser le chant qu’on s’oblige, comme dans une dictature, à fredonner intérieurement.

Titre original : Season of the Devil

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Durée : 3h54 mn


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