La Grande Pagaille

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Luigi Comencini pose un regard picaresque, poignant et lucide sur une débâcle de l’histoire italienne.

L’amateur de cinéma italien aura toujours eu le loisir de s’instruire grandement sur l’histoire du pays à travers les films de son âge d’or. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne la comédie italienne, où les plus grandes réussites relèvent toujours d’un effort collectif qui amène une continuité thématique et des variations passionnantes à travers les personnalités engagées. Si on suit l’histoire de l’Italie du XIXe siècle par le prisme des films, Les Camarades de Mario Monicelli (1963) narre la première grande révolution ouvrière de l’ère industrielle, La Grande Guerre du même Monicelli (1959) nous plonge en pleine déconfiture 14-18, La Marche sur Rome de Dino Risi (1962) dépeint l’ascension de l’idéologie fasciste. Dans cette idée de création collective typique du cinéma italien, on retrouve donc les mêmes réalisateurs, acteurs et surtout scénaristes (le duo Age-Scarpelli) pour nous narrer des récits picaresques où des quidams ordinaires sont emportés par le torrent de l’Histoire, ainsi que leur réussite ou échec à s’y révéler à eux-mêmes. Tous ces éléments sont contenus dans La Grande pagaille, où l’on retrouve Age-Scarpelli à l’écriture, Alberto Sordi (héros de La Grande Guerre) à l’interprétation et Luigi Comencini (qui forme le carré magique de la comédie italienne avec Mario Monicelli, Dino Risi et leur cadet Ettore Scola) à la mise en scène.

 

 

Le film dépeint la débâcle italienne à l’œuvre en 1943. Les Américains viennent de débarquer et gagnent dangereusement du terrain, ce qui alarme les pontes fascistes qui décident de destituer Mussolini et de signer l’armistice, se retournant ainsi contre l’allié allemand. Quelques semaines plus tard les Allemands rétabliront Mussolini et soumettront les soldats italiens aux travaux forcés et à la déportation avec la collaboration des Chemises Noires les plus opportunistes. Le récit nous fait donc accompagner un groupe de personnages ballotés au gré de ces bouleversements dans une Italie à feu et à sang. Le début du film nous montre le gradé Innocenzi (Alberto Sordi) en pur laquais en quête de promotion, obséquieux avec ses supérieurs et odieux avec les soldats sous ses ordres. Pas renseignés les alliances changeantes c’est avec stupeur et confusion que réagit l’armée Italienne soudainement attaquée par les Allemands. Le collectif forcé du drapeau devient donc peu à peu l’individualisme où chacun cherchera à sauver sa peau, quitter l’uniforme pour rentrer chez lui. Comencini dépeint avec minutie et amusement le processus, Innocenzi gardant un temps ses attitudes de chefaillon tout en perdant l’obéissance de ses soldats. Cela se fait au fil de la constatation de la débâcle, chaque tentative de rejoindre une base se concluant par la découverte de la destruction de celle-ci. Quelques réflexes du rapport de force d’antan demeurent (et peuvent être fatals comme cette habitude d’avancer en colonne même en civil qui les feront repérer par un escadron allemand) mais désormais Innocenzi et ses acolytes voyagent ensemble par la force des choses.

 

 

La part entre le collectif quand il n’est plus imposé, et l’individualisme primant sur la survie sera ténu tout au long du voyage. Chaque tentative de se montrer altruiste se solde par un cinglant retour de bâton qui incite à l’égoïsme. Un compagnon voulant aider une jeune juive trouvera la mort, la dissimulation d’un soldat américain vaudra les représailles des chemises noires, alors que la lâcheté ordinaire d’Innocenzi lui permettra toujours d’avancer un peu plus loin. Comencini excelle à jongler entre drame et comédie pour dépeindre cet instinct de survie. On s’amuse des conciliabules qui voient Innocenzi et ses compagnons affamés dévorer en douce les victuailles que transporte le souffreteux Ceccarelli (Serge Reggiani). Plus tard c’est Innocenzi qui est dépouillé par un village entier du camion chargé de farine qu’il transporte. Il restera cependant le témoin couard des exactions allemandes, mais l’approche humaniste de Comencini ne le condamne pas et n’en fait qu’un malheureux parmi d’autres confronté au même dilemme. C’est notamment le cas face à son propre père qui passé les retrouvailles chaleureuses le recommande aux Chemises Noires car sa solde serait un revenu lucratif. L’instinct de survie n’amène donc toujours qu’à cet individualisme, avec parfois des métaphores de génie telle cette polenta mangée à plusieurs où le plus rapide pourra déguster la saucisse. Seulement l’expérience du voyage, du rapport plus simple à ses anciens subordonné et la naissance d’une vraie et sincère camaraderie va transformer Innocenzi. Une des plus belles scènes du film le voit dépasser la défiance initiale face au soldat américain pour se rapprocher à travers le sujet de discussion le plus trivial qu’il peut y avoir entre hommes, leurs goûts en matière de femmes. Le seul souci de lui-même et la fuite constante pour Innocenzi va signifier voir tomber tous ses comparses durant le voyage, jusqu’au crime de trop lorsque le malheureux Ceccarelli succombe à Naples alors qu’il ne se trouve qu’à quelques mètres du foyer qu’il essayait de rejoindre.

 

 

La conscience et le courage qu’adopte alors enfin Innocenzi, c’est celle de l’Italie entière puisque dans la réalité les maquisards avec leurs moyens rudimentaires résistèrent héroïquement et repoussèrent les Allemands. C’est sur cette note héroïque Comencini conclut son film, ses penchants humanistes le détournant de l’issue cinglante de La Grande Guerre, et l’empêchant d’entrevoir une suite plus trouble à l’éveil de son héros (puisqu’on peut très bien faire la continuité avec le Sordi d’Une Vie difficile (1961) où il est un ancien maquisard une nouvelle fois face à sa petitesse dans un autre contexte). Une des grandes réussites de Comencini.


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