Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles

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Le plus beau film du monde, selon Sound and Sight !

« Cette femme est folle »

Après la réalisation de ses films expérimentaux new-yorkais, Chantal Akerman revient en Belgique et nous offre ce film, sorte d’ovni à l’époque, un peu chahuté au festival de Cannes  et qui agacera Marguerite Duras sans doute parce qu’elle n’aimait pas voir son égérie, Delphine Seyrig, dans le rôle d’une ménagère de moins de 50 ans. Elle décrétera d’ailleurs que « cette femme est folle », MD avait le sens de la formule à l’emporte pièce, qu’on se souvienne de l’affaire Villemin. Maintenant que Chantal Akerman s’est suicidée en 2015, tout en sachant déjà que son film avait marqué l’histoire du cinéma, voilà que la prestigieuse revue Sight and Sound du British Film Institute l’a déclaré l’année dernière « Meilleur film de tous les temps », rien que ça ! Même si ces opinions tranchées et irréversibles peuvent agacer, on ne peut que souscrire ou, en tout cas, s’accorder pour reconnaître que Jeanne Dielman est un chef-d’oeuvre. Innovant aussi déjà puisque, en 1975, Chantal Akerman était parvenue à écrire, produire et réaliser un film intime sur la vie d’une femme au foyer, pelant ses patates entre deux clients et attendant le retour de son fils pour le dîner. Absolument pas naturaliste, avec l’égérie durassienne et resnaisienne, qui deviendra un peu plus tard la fée éthérée des Lilas, Delphine Seyrig vraiment à contre-emploi et pour qui le film a été rêvé, pensé et écrit, Jeanne Dielman (dont il est quasiment impossible à chaque fois de citer le titre en entier) a été tourné entièrement dans un appartement comme le huis-clos d’une femme ménagère. Bien sûr, on y verra un film féministe d’autant qu’Ackerman a tenu à ce que l’équipe technique du film soit à 80% féminine, ce qui était choquant et révolutionnaire pour le monde du cinéma encore un peu masculin. 

Ceci n’est pas un film naturaliste

Mais de là à dire qu’un tel film n’aurait pas pu être pensé et réalisé par un homme, il y a un pas qu’on ne franchira pas au risque de sombrer encore dans l’idéologie qui fait actuellement bien des ravages. Qu’on se souvienne seulement que Jean Ferrat avait, quelque dix ans auparavant, composé la belle chanson On ne voit pas le temps passer pour le film de René Allio, La vieille dame indigne en 1965. Mais ces débats sont en fait stériles. Ce qui fait la force et le charme de Jeanne Dieman, c’est le drame intime qu’elle raconte, celui du temps qui ronge tout, ce souvenir de femmes juives entre elles qui entretiennent et font vivre le rite, et que Chantal Akerman a connues dans sa propre famille, qui vivent entre elles et dont le quotidien est ainsi ritualisé. Pendant plus de trois heures, Chantal Akerman filme le quotidien banal et strict d’une femme et de ses tâches ménagères. Bien des spectateurs ne manqueront pas de ricaner, même devant la copie remastérisée du film quelque cinquante ans plus tard, en proclamant que, dans ce film, on voit pendant trois heures une femme peler des pommes de terre. C’est justement cette pomme de terre qui brûle pendant qu’elle vend son corps qui va dérégler la mécanique de métronome d’une existence dévouée au foyer et dépourvue de toute fantaisie. Pourtant, comme une prolepse, lors de la première soirée, la réponse à ce monstre qui régit les horloges et nos vies est donnée par le fils de Jeanne lorsqu’il lui récite un poème, L’ennemi tiré des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire qui contient justement l’entièreté de ce drame antique qui nous broie tous : « – Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie, / Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! »

 

Influence sur le cinéma mondial

Mais Jeanne Dielman est aussi une formidable leçon de cinéma : Babette Malgolte, la directrice de la photographie, a parlé avec précision des deux semaines de préparation du film, dont le découpage était fort précis, alors que rien n’a été filmé chronologie dans un petit appartement bruxellois bas de plafond comme une boîte. Le résultat est obtenu in fine par le montage. Unanimes, Luc Dardenne, Gus Van Sant, Todd Haynes, Kelly Reichardt et même Céline Sciamma (on se demande bien pourquoi) revendiquent une filiation avec ce film et cette réalisatrice. Mais c’est bien sûr à Chantal Akerman qu’il faut laisser le mot de la fin lorsqu’elle analyse son travail pour Jeanne Dielman et le dépassement de tout naturalisme et de toute idéologie, nous livrant un pur diamant qu’on vous laisse (re)découvrir. « Jeanne Dielman est l’aboutissement de mes recherches précédentes, formelles aux USA, narratives en Europe. C’est pour moi la rencontre d’un sujet et d’une forme. C’est aussi le premier film que j’ai pu réaliser dans des conditions à peu près normales de production ; c’est-à-dire que j’ai pu disposer grâce à l’aide du ministère de la Culture en Belgique et celle d’Unité 3 de l’argent nécessaire, tout en restant ma propre productrice. »

Prod DB © Paradise Films – Unité Trois / DR
JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES de Chantal Akerman 1975 BEL./FRA.
avec Delphine Seyrig
cuisine, solitude, verre de lait, bouteille de lait

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Durée : 201 mn


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