Entretien avec Jaco Van Dormael

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Treize ans après « Le Huitième jour », le cinéaste de « Toto le héros » revient avec ce drôle de « bazar » qu’est « Mr. Nobody ». Rencontre douce et débonnaire autour d’un film complexe sur la complexité…

« C’est un film sur le doute, mais je peux me tromper« , s’amuse, en guise de préambule, le cinéaste belge Jaco Van Dormael. Pas si simple ? Hé bien si, en fait ! Car autant Mr. Nobody, son nouvel opus, est un film complexe… sur la complexité, mixant nombre de personnages, de lieux, de temporalités, de genres et de bifurcations scénaristiques. Le tout en anglais. Autant une rencontre avec ce quinquagénaire débonnaire fleure bon la gentillesse, l’empathie, la décontraction. Nulle prise de tête chez cet homme rond et bon. Comme un lâcher prise, au contraire : serait-ce que d’avoir pu mener à terme « ce grand bazar » – une œuvre expérimentale avec un budget de film d’action – soulage et ragaillardit ? Jaco « le héros » entend bien enchaîner très vite, de fait, à l’horizon 2011. C’est dire si ses doutes sont dynamiques, et méritent d’être détaillés.

Mr. Nobody parle de la difficulté de choisir. Est-ce précisément la raison pour laquelle vous avez mis tant de temps, treize ans, entre Le Huitième jour et ce nouveau long métrage ?

« En fait, j’aime bien écrire ! Pour une raison toute bête : je ne m’emmerde pas quand j’écris ! Le temps devient alors subjectif : ça file, je m’amuse… Et puis, ça marche bien avec ma vie. A l’époque où j’ai écrit le scénario – ça m’a quand même pris sept ans – j’écrivais tous les jours de 10h à 15h30, heure à laquelle finissait l’école de mes enfants… Bon, il faut dire aussi que le quotidien d’un scénariste, c’est que ça ne marche pas tous les jours ! Disons qu’au bout de six ans, sur la dernière ligne droite, j’ai eu l’impression d’être un scénariste compétent. Mais je ne sais pas non plus si je ne me suis pas dit ça parce que… j’en avais marre d’écrire, justement !

Quel était le point de départ de Mr. Nobody ?

Disons que pour mes premiers films, je voulais faire des films qui marchent. Là, je me suis demandé : qu’est-ce que l’on peut faire qui ne marche pas, et qui, pour finir, marche quand même ? Histoire de s’amuser à faire avancer le langage, d’inverser les règles de dramaturgie… et puis le challenge, c’était d’arriver à parler de la complexité de la vie avec ce médium simplificateur qu’est le cinéma. Parce que moi, j’aime bien la vie et j’aime bien le cinéma ! Sauf que dans un film, tout converge en entonnoir vers la fin, et cette fin donne un sens à toutes les scènes qui l’ont précédée. Alors que dans ma vie à moi, c’est tout le contraire ! Donc voilà, je me suis demandé comment parler de la vie en arborescence, avec les choses qui se perdent, se dissipent, la multitude des possibles… Comment, au fond, faire entrer l’arborescence dans l’entonnoir ?

En dehors de sa complexité, de ses bifurcations déroutantes, expérimentales, votre film est simplement beau à regarder. Très soigné, très accompli visuellement. On sent que c’est quelque chose qui compte pour vous. Déjà dans Toto le héros, il y avait ce souci esthétique…

C’est vrai, même si dans Toto, l’esthétique tendait vers quelque chose de plus simple, de plus rigoureux. Alors que dans celui-là, j’essaie de casser le langage… Mais il y a forcément des répétitions de plans entre les deux. Sans que cela soit volontaire de ma part. De toute façon, ce qui m’intéresse le plus quand je réalise et quand je monte, c’est ce qui m’échappe. Je peux travailler énormément sur la lumière. Notamment là, avec Christophe Beaucarne, on s’est beaucoup amusés sur des choses qui n’intéressent que les cinéastes : comment éviter les champs/contre-champs par exemple? Ou je peux travailler le son, les travellings… Mais ce que je cherche, en fait, c’est trouver ça beau. Et je ne saurais vous dire pourquoi, alors. C’est comme tomber amoureux : ça devient un orgasme cinématographique, c’est la partie qui m’échappe le plus. Et c’est ça qui me plaît. De toute façon, aujourd’hui, je ne sais pas comment faire un film qui plaît : j’arrive seulement à faire un film qui me plaît. C’est une bouteille à la mer. Peut-être quelqu’un la ramasse, peut-être pas !

La B.O. est aussi très soignée, quoique très éclectique, passant des Pixies à Erik Satie, de Eurythmics à la Casta Diva de Bellini. Et puis il y a ce motif récurrent de Mister Sandman, décliné en plusieurs versions…

La chanson Mister Sandman était présente dès l’écriture du scénario. J’aimais bien l’idée d’en donner une version punk au moment de l’adolescence de Nemo Nobody ! Avec mon frère Pierre, qui a composé toutes les musiques de mes films, on a ensuite travaillé sur des thèmes simples, des boucles qui se décalent les unes par rapport aux autres. Pour les chansons, je voulais qu’elles soient toutes un peu « trop ». Le slow un peu trop slow quand Nemo tombe amoureux, etc. Comme ça, ça provoquait une petite distance… Pour finir, un ami m’a dit que dans ce film, j’ai toujours pris des musiques avec des arpèges. De Casta Diva (il fredonne et sourit) à Otis Redding… C’est peut-être cela qui donne une cohérence à ces musiques très différentes ?

Pourquoi avoir confié le rôle principal à Jared Leto, un rôle complexe lui aussi puisqu’il incarne neuf avatars du même personnage ?

Pour Mr. Nobody, j’avais besoin d’un acteur de transformation, tant par le visage que par la voix, le rythme, etc. Jared a ce goût évident pour la transformation. Je l’avais beaucoup aimé dans Requiem for a dream et pourtant, je ne l’ai pas reconnu quand j’ai vu Panic Room ou même Fight Club ! Donc je me suis dit qu’il serait formidable, car il pourrait faire des Nemos tous plus différents les uns que les autres ! D’ailleurs, il a dit « oui » tout de suite.

Le film a été tourné en anglais en Belgique, au Canada, en Allemagne, avec des comédiens anglais, canadiens, etc. Avez-vous le sentiment, toutefois, que c’est un film belge ? Et en quoi ?

Oui, je crois que c’est un film belge ! Parce que la Belgique, c’est plus bordélique que partout ailleurs, c’est plus facile de faire n’importe quoi ! Les politiciens disent que c’est ingouvernable, et c’est pour ça que l’on reste là ! Personne n’est jamais d’accord et c’est normal… Mon père est flamand, ma mère francophone, j’ai grandi en Allemagne, je parle anglais avec mes cousins… C’est un pays où il faut être fou, sinon on devient dingue ! J’aime bien y vivre. Et puis, il n’y a pas d’industrie cinématographique. Tous les gens qui font des films là-bas, ce sont des allumés qui réalisent des projets que personne n’attend… »

Propos recueillis par Ariane Allard


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