Independencia

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Second volet d’une trilogie mêlant l’histoire coloniale des Philippines et l’histoire du cinéma, le jeune réalisateur signe une oeuvre d’une rare puissance narrative et visuelle. Un film magnifique et fascinant.

Independencia débute dans l’urgence. La guerre gronde, il faut partir. La forêt touffue sera un refuge passager. Le philippin Raya Martin aborde l’histoire de son pays de manière volontairement elliptique. Loin de l’hagiographie d’un peuple opprimé ou de l’illustration du manuel scolaire, Independencia serait plutôt à observer comme la mise en image d’un sentiment national, d’une appréhension particulière de l’adversité. Après A Short Film about the Indio Nacional (2006) et l’invasion espagnole, c’est l’arrivée américaine aux Philippines au début du XXème siècle qui ouvre le film. Deuxième volet d’une trilogie sur l’histoire coloniale du pays, il s’agit aussi d’une relecture de l’histoire du cinéma. Ici logiquement, celui des grands studios que les Américains ont emmené avec eux avec les décors reconstitués artificiellement et les paysages peints pour évoquer les extérieurs. Raya Martin nous plonge dans un monde de signes : l’arbre pour la forêt, la perspective peinte pour l’horizon. Independencia n’est pourtant pas un objet froidement conceptuel. Il s’attache à montrer de façon extrêmement sensualiste des fragments de vie d’une famille qui a fuit l’occupant, fuit la ville pour vivre libre. Le réalisateur raconte ici ce qui se joue derrière l’Histoire, celle qui n’est pas enseignée mais qui se transmet de générations en générations, flottant entre réalité et mythe : un réflexe naturel face à l’occupant (successivement espagnol, américain puis japonais), l’échappée vers les montagnes.
 
Tout dans l’image tend vers une remontée vers le passé, vers cette histoire qui ne figure pas dans les livres, mais qui se transmet oralement tel un héritage impalpable mais déterminant. Le film est en noir et blanc et l’image semble palpiter, comme si la lumière contenue en elle était prête à s’éteindre. Les images sont lentes, comme si elles défilaient à moins de vingt-quatre images par secondes. Le réalisateur cite le cinéma classique américain, mais c’est pourtant au muet que l’on pense le plus souvent : bas débit des images, rareté de la parole, présence de l’accompagnement musical. A cette vitesse, les gestes et déplacements paraissent saccadés et rappellent les premiers Méliès. Raya Martin semble redécouvrir les possibilités du montage dramatique de David W. Griffith, notamment le jeu sur le cadre et les échelles de plan comme force expressive. Ce passage temporel n’est seulement le fait de l’image. L’homme lui-même semble remonter aux origines. Chaque séquence est construite autour d’un rite de passage : le départ, la rencontre, la mort de la mère, la naissance… Chacune marque un peu plus ce recul temporel : un retour à la nature, les cheveux longs et hirsutes, la perte des vêtements urbains remplacés par des vêtements faits de végétation. Jusqu’à ces plans offrant la lune ou le soleil en plein cadre qui apparaissent comme le reflet du projecteur. Notre regard se détourne des images pour affronter leur origine même, cette insoutenable lumière. Dans l’obscurité de la salle, Raya Martin nous force à regarder le dispositif technique d’émergence du cinéma. Si remontée aux origines il y a dans la narration, elle se double d’une remontée aux origines de l’image comme lumière projetée, cette lumière si instable dans le film.
 
  
 
De même que ce discours sur le cinéma, l’artificialité du dispositif scénique se fait de plus en plus visible le long du film. On se rapproche de la toile peinte qui constitue l’arrière plan. Une flaque d’eau se prolonge en peinture à l’écran pour donner naissance à un étang. Le couple partage ses interprétations de la nuit devant un ciel étoilé, mais ce ciel n’est que représentation et les personnages ont le nez sur une toile, un écran. Peu à peu, l’image s’opacifie et perd une profondeur de champ qui n’était qu’illusoire. Ce qui n’empêche en rien le surgissement du réalisme et encore moins de la beauté. Cette forêt n’est qu’un écran, tout n’est qu’écran qu’on ne peut véritablement traverser. Les derniers plans sur l’enfant au sein de la forêt peuvent d’ailleurs apparaître comme des daguerréotypes qui cadrent l’indigène devant son fond naturel. Cette (dés)illusion admise, l’Histoire, jusqu’alors lointaine, peut réintégrer le premier plan et mettre fin à cette parenthèse désenchantée, à cette fiction pourtant bien réelle d’états originels.

Titre original : Independencia

Réalisateur :

Acteurs :

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Genre :

Durée : 77 mn


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