DVD « L´Aurore » et « City Girl » de F. W. Murnau : << L´Amérique, je veux l´avoir, et je l´aurai >> ?

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Après Frank Borzage, Carlotta sort le coffret le plus complet à ce jour sur l´étape américaine de son concurrent à la Fox : un certain monsieur Murnau.

Bluffé par la virtuosité du Dernier des hommes (1924), c’est piqué d’une admiration sans borne que William Fox accueille Murnau dans ses studios afin qu’il y réalise ce que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre absolu : L’Aurore (1927).

Après Nosferatu (1922), Murnau n’a eu de cesse de se perfectionner formellement, devant les yeux éblouis de ses camarades cinéastes. A tel point qu’on se demande encore aujourd’hui ce qu’il serait advenu du cinéma si Murnau avait survécu à son accident de voiture, en 1931. Est-ce un hasard s’il adapte à l’écran, en 1926, le mythe de Faust : l’histoire d’un savant prêt à pactiser avec le Mal pour accéder à l’immortalité ? Au risque d’y perdre son humanité, Murnau n’a cessé de transcender ses récits en multipliant les innovations visuelles, parfaitement intégrées à la narration : travellings, jeux d’ombres et de lumières, surimpressions oniriques, matérialisation du son par l’image, cartons animés, compositions visuelles archi-symboliques, plans minutieusement composés et enchaînements calculés jusqu’à pouvoir se passer d’intertitres dans Le Dernier des hommes … La liste est longue !

La tendresse éprouvée pour Nosferatu, ce fantôme, éternel amoureux, répugnant mais désirant, condamné à brûler de passion pour une mortelle, poussait le romantisme noir à un comble jusque-là inégalé. Juste après Faust, L’Aurore perpétue cette tradition du drame passionnel sans toutefois nous émouvoir autant que le monstre évanescent, probablement le plus séduisant de toute l’histoire du cinéma… Fort d’un savoir-faire dépassant largement les préoccupations de ses contemporains expressionnistes confinés dans l’illustration théâtrale (un exemple phare : Le Cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene), Murnau arrive en fanfare aux USA : il a carte blanche pour réaliser son nouveau film, et explose littéralement son budget sur les décors. Il débarque avec son équipe allemande, notamment Charles Roscher, le chef opérateur qui travaillait déjà avec le maître sur les lumières de Faust. Puis William Fox, enthousiaste, invite tout le studio à admirer le tournage de L’Aurore. Borzage devra attendre la fin du tapage pour récupérer Janet Gaynor sur L’Heure suprême
 
 

L’Aurore
Oscarisée pour son rôle de souris apeurée devant un mari binaire tiraillé entre le sexe et la pureté, Gaynor attendrit aisément : difficile de résister à sa candeur chétive, son sourire enfantin, son gabarit poids plume. La réalisation est sans conteste magnifique, les compositions, d’une rare beauté. Les personnages sont investis d’une charge symbolique telle qu’ils en deviennent immatériels, presque bibliques. Dieu seul arriverait à pardonner un fils qui tente de tuer son adorable femme pour une vulgaire vamp ! Murnau pousse à bout la logique qu’il avait déployée en Allemagne : la quête de l’absolu. On contemple ce film avec autant de vénération que s’il s’agissait d’une relique sainte.

A Song of Two Humans

Tel est le sous-titre d’une fable universelle émaillée de ces petits miracles charmants qui, peu à peu, feront retomber amoureux un couple déchiré par le temps. Absolutisme, certes. Cela dit, Murnau n’est pas du genre à se satisfaire de tels clichés. La ville diabolisée, incarnée par la maîtresse, sera paradoxalement la marraine de la reconstruction des époux. On est loin du démon mécanique mis en scène par Fritz Lang dans Metropolis. Le bonheur rural et conjugal n’était qu’un mirage, aussi illusoire que le délire sexy de la citadine. L’effervescence urbaine sert finalement de purgatoire, avant d’atteindre le paradis : la promesse d’un amour simple, réenchanté par un profond désir, réciproque cette fois. Les mariés trouvent enfin l’équilibre en devenant tout bêtement des amants… Le mythe solennel, le dilemme terrible, se mue en ode à l’insouciance, à la spontanéité.

Le chef-d’œuvre ne rencontrera pas le succès public escompté. Fox déçu par son protégé, n’hésitera pas à lui couper non seulement les crédits, mais aussi la pellicule… Heureusement City Girl (1930) a eu la chance d’être exhumé d’un coffre en 1969, dans sa version la plus proche de l’original. L’histoire de ce film s’avère en effet houleuse… Après Four Devils, à ce jour perdu, sur un couple de trapézistes menacé par une séductrice mondaine, Murnau veut creuser le filon américain. Au programme : plus de place aux paysages, et toujours autant de clairs obscurs. Avec le couple star de La Femme au corbeau (Borzage, 1929), Mary Duncan et Charles Farrell, Murnau pose sa caméra en Oregon pour réaliser ce qu’il veut être une « Ode au blé ».
 
 

City Girl
Effectivement, du blé, il y en a jusque sur les pas de porte chez les Tustine. Et mieux vaut ne pas le prendre de haut : le blé c’est sacré, on ne joue pas avec, on ne le cueille pas pour en faire des bouquets. Le jeune Lem est envoyé à la ville pour vendre la récolte à bon prix. La bourse est cruelle et la métropole se moque bien des pèquenauds… Entre le pain tranché à la chaîne et les prières avant chaque repas, il faut choisir ! A défaut d’en tirer l’oseille que père avait projeté, Lem rentre avec une épouse : une jolie serveuse, harassée par la solitude de son appartement miteux, déprimée par ses fleurs couvertes de poussière, lasse de rêver devant les moutons du calendrier et de devoir se contenter d’un oiseau mécanique en guise de bouffée d’air pur.

« Les filles convenables, ça s’épouse pas si facilement. »

On réserve néanmoins un accueil glacial à la jeune femme. Après les gambades, la dure réalité, brillamment résumée dans ce travelling ironique et lumineux où le jeune couple batifole à travers champs dans une course exaltée qui s’achève, pour Kate, tête la première dans le mur de sa future maison. Du Murnau des meilleurs jours, capable de tout exprimer en une séquence, le meilleur comme le pire… De très nombreuses scènes de City Girl ne dérogent pas à cette règle d’excellence, mais la symbolisation extrême cède toutefois le terrain à des sentiments moins désincarnés. Les protagonistes de City Girl seraient-il plus humains ? Sorte de fusion entre les deux extrêmes de L’Aurore, Kate est une femme idéaliste, mais aussi énergique, moqueuse et libre. Prise pour une putain, elle refuse de faire bonne figure devant les bouseux machos qui la draguent, commentent son agréable silhouette et la raillent avec vulgarité, aux vues et aux sus d’un mari serpillière, influençable et lâche, sous l’emprise de son papa. On éprouve une véritable empathie pour cette jeune fille, qu’on souhaite sincèrement voir se révolter.

L’indulgence de Janet Gaynor dans L’Aurore laissait un arrière goût amer, mais passait très facilement dans la mystique du scénario… Ici, point d’allégorie : Murnau nous livre une fable terre à terre plus frontalement politisée. Kate n’est pas un idéal, mais une jeune femme active, moderne et romantique. Elle désire un mari à sa hauteur, fort et protecteur, pas une lavette. Sans oublier le principal : du respect. Cette fois, les paysans qui la malmènent vont devoir racheter leur conduite s’ils veulent sauver leur récolte. L’intégrité d’une femme fait la pluie et le beau temps… Le jardin d’Eden de L’Aurore se métamorphose en enjeu économique, la terre est un bien. Nous sommes à la veille de la Grande Dépression. Murnau dresse un portrait assez peu flatteur de la paysannerie américaine : puritaine, bornée, hypocrite, arriérée… à l’image de Charles Farrell, le chouchou de la Fox : un gendre idéal qui ne tient pas ses promesses. Tout est bien qui finira bien évidemment, ce n’est pas la première fois qu’on empêche le mauvais esprit de Murnau de trop sévir : en témoigne le happy end guignolesque du Dernier des hommes
 
 

City Girl
City Girl devait s’intituler Notre pain quotidien. La Fox en a décidé autrement… 1928 voit l’émergence du parlant, la production a pris du retard, et le studio s’inquiète de l’absence de dialogue. N’ayant pas conçu son film pour, Murnau ne souhaite pas en intégrer. Non pas qu’il soit hermétique au son, puisque la toute première bande son originale produite par la Fox fut celle de L’Aurore. Fatigué de devoir lutter pour imposer ses visions, Murnau abandonne le tournage en 1929, avant même de terminer la version muette de City Girl. Il laisse cependant des instructions. Malgré ses précautions, une version officielle parlante a été remodelée par-dessus la muette, avec de nouveaux dialogues. Dans ces scènes rajoutées – « Abracadabra ! »–, la bru méprisée et rebelle se change en serveuse souriante et heureuse. Intermédiaire entre le père et son fils, l’héroïne est finalement sacrément arrangeante. Même la Fox a hésité à sortir ce navet, consciente d’avoir largement aseptisé le scénario original. Ces bobines demeurent aujourd’hui introuvables…

Dans quelle mesure, alors, City Girl est-il un film de Murnau ? L’éminente historienne allemande Lotte H. Eisner n’a jamais voulu y déceler ne serait-ce que l’ombre de son génie. Pourtant City Girl constitue bel et bien un véritable virage dans la carrière d’un Murnau nettement sensible à de nouvelles influences, ne serait-ce que celle d’Eisenstein et de ses contemporains soviétiques. Sa fascination pour les énormes moissonneuses batteuses rappelle par exemple les tracteurs de La Ligne générale (1929). Emigré aux Etats-Unis depuis 1924, le suédois Victor Sjöström, a lui aussi utilisé le vent comme ressort dramatique et fantastique dans son chef-d’œuvre romantique Le Vent (1928). Les grands espaces – et les fermiers brutaux ! – semblent avoir fortement marqué nos deux européens… C’est ce nouveau goût pour les étendues sauvages qui poussa probablement Murnau à partir très loin, de la Fox comme de la civilisation occidentale, rejoindre Flaherty à Tahiti, pour le tournage de sa dernière œuvre : Tabou.
 
 

Bonus

A l’occasion de la réédition de L’Aurore, le film est présenté dans ses deux versions, la version Movietone, de 90 minutes, et une version Tchèque raccourcie, de 76 minutes.
Des suppléments simples et efficaces à destination des curieux ou des étudiants : présentation du cinéaste et explications détaillées des mises en scène de chaque film par l’historien Jean Douchet, analyse esthétique et genèse de City Girl par John Bailey et Janet Bergstrom.
De même, fort appréciable, et dans une visée toujours aussi documentaire : une reconstitution de 40 minutes du film perdu Four Devils, à l’aide de photos et d’images d’archives, afin de combler la béance entre L’Aurore et City Girl.
Seul bémol : le nouvel accompagnement musical de Christopher Caliendo pour City Girl, résolument trop typé country, empêche parfois l’adhésion au récit… 

Et pour ceux qui auraient manqué la sortie du coffret Frank Borzage : l’article d’Alexandrine Dhainaut.


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