Dodes’caden (Dodesukaden)

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Dodes’caden, 25ème film de Kurosawa, est le dernier volet, après Les Bas-fonds et Barerousse, de ce que l’on appelle la « trilogie de la misère » du cinéaste. Expression qui mérite quelques réserves, car si comparer Les Bas-fonds et Dodes’caden est pertinent, voire nécessaire, on ne comprend pas sur quels fondements Barberousse se réclame de […]

Dodes’caden, 25ème film de Kurosawa, est le dernier volet, après Les Bas-fonds et Barerousse, de ce que l’on appelle la « trilogie de la misère » du cinéaste. Expression qui mérite quelques réserves, car si comparer Les Bas-fonds et Dodes’caden est pertinent, voire nécessaire, on ne comprend pas sur quels fondements Barberousse se réclame de cette trilogie.

Tout comme il l’avait fait dans Les Bas-fonds, Kurosawa dresse ici une galerie de portraits. Certains manquent de profondeur, et se révèlent peu convaincants. Mais quelques uns sont très réussis, soulevant l’émotion, la curiosité, la compassion, ou encore le rire. On pense à Rokuchan, le fou qui croit conduire un tramway imaginaire, rythmant ses pas aux sons de « Dodes’caden, dodes’caden,… » (onomatopée qui rend le bruit du tramway). Rokuchan est éminemment sympathique, sa personnalité fait penser à Charlot et sa gestuelle à Buster Keaton. Hei, elle, est une pauvre fille violée par son oncle ; incapable d’assumer cette tragédie, elle s’enferme dans un mutisme destructeur. Le personnage le plus fort reste le clochard, un type pas bien méchant, juste un peu rêveur, qui vit avec son fils dans une voiture. Son principal sujet de conversation est la maison de ses rêves, source fertile d’imagination, puisqu’il la construit pièce par pièce. Mais à force de rêver, il laissera son fils mourir d’empoisonnement.

Dodes’caden est la première œuvre en couleurs de Kurosawa. Les Bas-fonds était plutôt un film dominé par le réalisme visuel, avec des effets de lumière réduits et une reconstruction fidèle des bas-fonds de Tokyo à l’époque de la narration. Dans Dodes’caden, Kurosawa se comporte en véritable peintre. L’opposition entre couleurs criardes et agressives et couleurs glauques, sordides et repoussantes, est saisissante. Si l’histoire du vagabond et de son fils fait si forte impression, c’est en particulier grâce au jeu de couleurs qui s’y joue. Des couleurs cruelles et cyniques nous font découvrir le quotidien du clochard et de son fils ; elles nous plongent réellement dans l’enfer de la misère. Un contraste visuel saisissant se produit lors des séquences où le clochard rêve « sa » maison : les couleurs sont irréelles et naïves, presque outrancières. Vient ensuite l’agonie du petit garçon, portée par des couleurs suffocantes et déchirantes, qui transpirent la mort et la souffrance.

La structure narrative de Dodes’caden est bien différente de celle des Bas-fonds. Les Bas-fonds dégage une certaine unité narrative s’appuyant sur une trame faisant intervenir tous les personnages ou presque. Dans Dodes’caden, il n’y a pas de trame narrative à proprement parler, mais huit récits racontés séparément. Le film est disloqué, sans aucun liant entre les séquences.
Différence formelle à la symbolique puissante. Dans Les Bas-fonds, les personnages sont rendus égaux par la misère ; dans Dodes’caden, ils n’entretiennent aucun rapport entre eux. Le « lien social » qui les unissait des Bas-fonds a disparu. « Chacun pour soi », telle est la destructrice morale qui se dégage du film. En outre, dans Les Bas-fonds, le rêve et l’alcool représentaient des échappatoires à la misère matérielle ; dans Dodes’caden, ni l’un ni l’autre ne permettent aux différents protagonistes de se soustraire à leur situation misérable dont ils semblent chacun cruellement prisonniers.

Autant Kurosawa semblait sympathiser avec les personnages des Bas-fonds, autant il pose ici un regard distant, froid et cynique sur les drames qui animent le bidonville. Dodes’caden résonne comme l’aboutissement du processus de « désenchantement » qui a mené Kurosawa à perdre foi en l’humanité. C’est un film unique dans le sens où il n’y a rien, absolument rien, qui fasse figure de lueur d’espoir. L’odeur putride qui s’en dégage en fait de très loin l’œuvre la plus désemparée du cinéaste. A tout ceux qui reprocheront à Kurosawa sa vision trop pessimiste de ce bidonville, il répondra : « Mais si, c’est le Japon d’aujourd’hui ». Incroyable, donc, de voir à quel point le regard que le réalisateur porte sur l’homme a pu changer en une douzaine d’années. On pourra toujours targuer que le film participe d’une exploration exhaustive de la « grandeur et misère de l’homme ». Mais on pensera plutôt que Kurosawa, comme bon nombre de grands cinéastes, a toujours mis une bonne partie de lui-même dans ses oeuvres. Il traverse à l’époque une période très difficile, et Dodes’caden n’est que l’expression artistique de ce mal-être. On ne s’étonnera pas qu’après l’échec commercial du film, il ait tenté de mettre fin à ses jours.

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