Coffret DVD Jonas Mekas

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<< Je fais des films, donc je vis. Je fais des home movies, donc je vis. Je vis donc je fais des home movies. >> *

Filmer pour vivre. Vivre pour filmer. À la lueur des films de Jonas Mekas, ces phrases grandiloquentes perdent de leur emphase superbe et souvent feinte pour trouver une légitimité et une logique rares. C’est ce que semble montrer la très riche actualité autour du cinéaste expérimental entre une rétrospective au Centre Pompidou à Paris, une autre aux Galeries à Bruxelles, une exposition chez Agnès b. à Paris, une autre à la Serpentine Gallery à Londres et aussi la sortie d’un très beau coffret DVD regroupant quelques-uns de ses plus beaux films.

« Sans le savoir, nous portons en nous des images du paradis. Pas des images, mais de vagues impressions, des endroits où on a été »
(1)

Si une chose semble se dégager immédiatement des films du cinéaste expérimental, c’est justement ce lien intime entre sa vie et ses films. Des films comme Walden (1969) ou Lost Lost Lost (1976) donnent l’impression d’un réalisateur l’œil perpétuellement collé au viseur de sa caméra, saisissant de manière aussi fébrile que spontanée le monde qui l’entoure. Pas vraiment un archivage compulsif de sa vie – on est loin des pratiques névrotiques d’Andy Warhol, proche de Mekas, qui enregistrait et filmait en continu ce qui se passait à la Factory – mais plutôt un journal filmé personnel, pendant cinématographique du journal écrit (2), où l’intimité ne fait qu’affleurer la pellicule sans jamais être indécente. Si The Brig, l’une de ses premières réalisations en 1964 (Grand Prix du festival de Venise), est la captation d’une pièce du Living Theatre depuis la scène – la caméra se retrouvant au cœur du spectacle remonté dans des conditions précaires (le film est tourné de nuit, clandestinement dans un théâtre à l’issue de la représentation) -, ce que Mekas a le plus filmé, c’est sa vie elle-même, ses proches, ce qu’il voyait et ressentait au quotidien. De la même manière que la caméra se trouve sur scène pour The Brig, se confrontant sans ménagement aux décors et acteurs comme si elle était au cœur de la geôle des marines américains au Japon décrite dans la pièce, il filme le monde sur le vif, sans distance, toujours aux aguets comme le montre la brève séquence de Jonas (1967) de Gideon Bachmann présente sur le DVD de Walden où l’on voit Mekas dans Central Park, faisant valser la caméra autour de lui, puis courir après un écureuil pour le filmer avec le sourire d’un gosse. Plus qu’un simple bonus, ces quelques précieuses minutes offrent le contrechamp des films de Mekas et permettent de mieux comprendre sa « méthode ».

 

  
Walden
(1969) & Song of Avignon (1998)

Né en 1922 en Lituanie, Jonas Mekas arrive aux États-Unis avec son frère Adolfas en 1949 et s’installe à Williamsburg, Brooklyn. Il emprunte de l’argent pour acheter sa première caméra Bolex. Dès lors, il filme au quotidien : son frère, leur vie, leur appartement, les rues, les patineurs de Central Park ou la communauté lituanienne… Sous l’égide d’Ulysse, le voyageur errant privé de sa terre d’origine, cité à plusieurs reprises, Lost Lost Lost regroupe toutes ces images filmées entre 1949 et 1963, et montre même quelques séquences du premier film perdu et inachevé de Mekas, dont l’esthétique, plus classique, semble bien éloignée de ce qu’il produit par la suite. Ce journal filmé, il le poursuit depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, de ses films à ses derniers projets d’installation (365 Day Project) (3). Que ce soit avec As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpes of Beauty (2000) dont le titre semble l’illustration la plus parfaite de la pratique de Mekas (« en avançant, j’eus parfois de brefs aperçus de la beauté ») ou Walden, les scènes se mêlent et s’empilent de manière saccadée, bouleversant la chronologie, jouant souvent sur la surimpression de deux plans (une fleur se déroulant sur un corps…) où le montage scopique tout sauf aléatoire – la spontanéité n’est présente que lors du tournage chez Mekas – rejoint parfois le cinéma abstrait. Pourtant, c’est bien le réel quotidien qui se déploie devant nous de films en films : les repas de famille ou entre amis, l’amour manifeste de l’auteur pour les chats (en regardant tous les films du coffret, on a une connaissance assez précise des chats des amis de Mekas, plus que de ses amis sans doute), une proximité avec la nature revendiquée par la référence à Thoreau (Walden ou la vie des bois, 1922) que n’oubliera pas un réalisateur comme Terrence Malick. Marcheur invétéré, de même qu’il arpente l’espace (les six Travel Songs, 1967-1981 ; Cassis, 1966 ; Reminiscences of a Journey to Lithuania, 1971-1972), ses films sont toujours en mouvement. Le monde, Mekas le découvre l’œil collé à la caméra.

 

  
Walden
(1969) & Cassis (1966)

« Je ne sais pas sortir de la nuit noire et profonde de la forêt de Dante, je n’ai pas d’autres choix que de continuer à filmer. Je dois continuer à filmer » (4)

C’est ainsi tout le monde des années 1960-70 qui passe devant le viseur de Mekas. Ça ne fait pas de ses films des documentaires – ils n’en sont pas, ils ne viennent ni témoigner, ni renseigner, ni éduquer, pas plus qu’ils ne relèvent de la fiction – mais en filmant constamment les lieux, les siens, son monde sur le vif, à la dérobée, le cinéaste en produit des traces, des souvenirs qui dépassent largement l’histoire personnelle, pour rendre compte, subrepticement ou plus directement, des évènements d’une époque. The Brig évoquait déjà l’armée américaine, Lost Lost Lost montre l’arrivée des émigrants lituaniens à New York ou une manifestation pour la paix. Dans Walden, on découvre un plan sur une affiche pour l’engagement dans l’armée américaine, suivi quelques séquences plus loin d’une scène de manifestation nocturne contre la guerre du Viêt Nam. Plus ouvertement pamphlétaire, Vietnam Newsreel (Time & Fortune – 1968) présente son frère Adolfas interprétant le prétendu ministre de la guerre de Laponie proposant d’organiser la guerre sur le mode de l’entreprenariat privé. Son discours déraille à plusieurs reprises révélant les intentions cachées (« assoiffés de sang » au lieu de « au sang chaud ») et le film mêle des images de dessins animés et de publicités, puis d’abattoirs.

 

  
The Brig
(1964) & Lost Lost Lost (1976)

Mais la grande affaire de Jonas Mekas, c’est avant tout le cinéma. En 1954, il fonde avec son frère la revue Film Culture, puis surtout à partir de 1958, il commence sa chronique « Movie Journal » au Village Voice. Regroupées dans l’ouvrage Ciné-journal : un nouveau cinéma américain 1959-1971 (5), ses chroniques sont une défense ardente et amoureuse du cinéma expérimental, underground, celui qui n’a pas accès au circuit de distribution traditionnel, et forment parmi les plus belles pages écrites sur le cinéma. C’est dans la même optique qu’il ouvre en 1962 la Filmmaker’s Cooperative, qui devient Filmmaker’s Cinematheque en 1964, puis l’Anthology Film Archives pour aider au développement, à la diffusion et à la préservation de ce cinéma. C’est tout le milieu artistique new-yorkais que l’on croise autour de Mekas qui autant qu’un passeur est aussi un rassembleur. Il présente les cinéastes les plus originaux (Kenneth Anger, Jack Smith, Stan Brakhage, Tony Conrad…), mais invite aussi des artistes plasticiens (Robert Whitman, Robert Rauschenberg et Claes Oldenburg) à créer des happenings à la Filmmaker’s Cinematheque lors du Festival du Nouveau Cinéma en 1965. Il est un des premiers à défendre les films d’Andy Warhol – il l’assiste même lors du tournage d’Empire en 1964 – quand celui-ci est attaqué de toutes parts. On croise d’ailleurs le pape du Pop Art dans Walden sur fond d’un Hare Krisna chanté par le poète de la beat generation Allen Ginsberg. Jonas Mekas participera d’ailleurs deux ans plus tard à la toute première apparition publique du Velvet Underground & Nico, groupe sous l’aile de Warhol avec lesquels il crée l’Exploding Plastic Inevitable, série de spectacles mêlant musique live, films d’Andy Warhol, projections lumineuses et danse. Allen Ginsberg rejoint même Nico sur scène en 1966 pour une interprétation de haute volée de Hare Krisna. On a trop souvent tendance à l’oublier, mais loin d’une ignorance mutuelle, les différents milieux se connaissent et communiquent : dans les films et les écrits de Mekas, le cinéma expérimental, le Pop Art, la beat generation, Fluxus, le rock sont évoqués ensemble, sans distinction. On peut aussi bien y voir Barbet Schroeder ou Gregory Markopoulos au travail que John Lennon et Yoko Ono en 1969 donnant leur Bed-in for Peace contre la guerre du Viêt Nam.
 
 

Scenes from the Life of Andy Warhol (1990)

"I am only celebrating what I see" : « je célèbre seulement ce que je vois » dit le cinéaste dans la séquence sur Cassis dans Walden. Mekas filme ce qu’il voit sous la forme du ciné-journal, mais ses films apparaissent moins comme des autoportraits que comme portraits de son temps. Ce n’est pas la vie de Jonas Mekas qui est à observer, mais la vie tout court, indépendamment de toute contrainte narrative ou de tout impératif prétendument cinématographique. Il n’y a qu’à se laisser porter par l’onde des films et la générosité de leur auteur dont certaines séquences sont parfois des cadeaux pour ses proches (l’une d’elle dans Walden s’intitule : « Moineaux pour Flor qui est toujours malade ») ou dont les plans sont si beaux que la réalité en apparaît décevante lorsqu’on la rencontre. Les enfants du cinéaste Stan Brakhage aimaient tellement le sublime Notes on the Circus (1966), sorte de symphonie cinématographique en quatre parties, qu’ils se mirent à pleurer de déception lorsque leur père les amenaient voir le cirque des frères Ringling qu’avait filmé leur ami Jonas Mekas.

 


Note on the Circus
(1966)

• Citation de Jonas Mekas dans Walden (1969).
(1) As I Was Moving Ahead I Saw Brief Glimpses of Beauty (2000).
(2) Jonas Mekas a d’ailleurs publié le journal de ses jeunes années: I Had Nowhere to Go: Diaries 1944-1954, New York, Black Thistle Press, 1991.
(3) En 2007, Jonas Mekas initie le 365 Day Project en postant chaque jour sur son site internet une brève vidéo. Le projet visible, dans l’exposition du Centre Pompidou, est dédié au poète italien du XIVe siècle Pétrarque qui écrivit 365 poèmes à Laura, la femme qu’il aimait.
(4) Song of Italy, 1967.
(5) Paris, Paris experimental, 1991.


Jonas Mekas – Coffret 6 DVD édité par Potemkine, Agnès b. et Re:voir
– Disponible depuis le 6 novembre en coffret ou à l’unité.

The Brig, 1964
Walden, 1969
Reminiscences of a Journey to Lithuania, 1971-1972
Lost Lost Lost, 1976
As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, 2000
Short Film Works, 1949-2002

Chaque DVD est accompagné de films courts en bonus et d’un livret d’une trentaine de pages de la main de Mekas, d’autres artistes ou théoriciens (Patrice Rollet, P. Adams Sitney, Jean-Jacques Lebel, Yuri Zhukov & Pravda).

Site internet de Jonas Mekas

Jonas Mekas – José Luis Guerin : Cinéastes en correspondance, exposition et rétrospective
Centre George Pompidou, Paris, 30 novembre 2012 – 7 janvier 2013

Jonas Mekas, Wiliamsburg, B’klyn 1949, Images from Purgatorio, My First New York home, exposition
Galerie du jour/Agnès b., Paris, 9 novembre – 23 décembre 2010

Jonas Mekas, exposition
Serpentine Gallery, Londres, 5 décembre 2012 – 27 janvier 2013

Rétrospective Jonas Mekas
Galeries, Bruxelles, 6 décembre 2012 – 12 février 2013


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