Le film, construit comme un vrai-faux reportage télévisuel, est censé se passer concomitamment à deux histoires. Un homme, alias le matricule 404, qu’on pensait mort et qui avait été arrêté et exilé en 1981 par le roi Hassan II après les émeutes dites « du pain », revient à Casablanca le jour où la ville est en pleine rébellion lors de ce qu’on a appelé un peu partout « le Printemps arabe » en 2011, soit quelque 30 ans après. C’est dire que la vie a bien changé depuis et les moyens de répression sont toujours là, mais ils ont changé de forme. Maintenant, c’est la télévision et les médias en général qui musèlent le peuple. 404 traverse la ville à la recherche de sa famille perdue, comme un pauvre chien perdu qui se prendrait pour Ulysse, ou vice-versa. On revient avec lui encore une fois à Léo Ferré qui plaît tant à Hicham Lasri : « Au paradis des pauvres chiens, les hommes portent des muselières… » Maintenant le roi a changé, Mohammed VI a la réputation d’être plus libéral que son père, mais ce sont les forces de l’argent et de la mondialisation qui mènent désormais le monde et le résultat est encore et toujours l’asservissement du peuple.

Sartre disait qu’on a raison de se révolter. C’est sans doute encore nécessaire, même si la manière et les raisons de se révolter sont actuellement bien floues. Perdu dans cette ville en effervescence, 404 ne revient pas vraiment à Ithaque mais traque le moindre signe de sa vie antérieure dans ce « nouveau Maroc » qu’il ne comprend pas très bien et qui le refuse, comme s’il était un fantôme et non un rescapé d’un régime autoritaire qui écrasa par la violence et la mort une révolte précédente. Comme si le peuple ne parvenait pas à reconstituer le puzzle de son Histoire, le film lui aussi est morcelé avec des renversements de caméra, des zébrures, des silences et des images mal cadrées, des interventions vraies ou fausses de passants, moments de cinéma empruntés au Federico Fellini d’Intervista (1987). Beau moment de cinéma, ce constat sur le présent du Maroc, mais aussi du monde entier, fait preuve d’inventivité et de naturel. On croit accompagner le retour d’un rescapé qui fait aussi penser aux rescapés des divers génocides qui ne sont pas, bien au contraire, accueillis à bras ouverts mais qui semblent rejetés parce que leur présence gêne et empêche un rêve de modernité.
Repéré par l’équipe de télévision, Majhoul dit 404, sorte de clochard céleste, ce vieil homme usé (bravo au comédien Hassan Badida, qui est saisissant) en complet décalage avec la révolte de la jeunesse, va passer du statut d’anecdote amusante pour les actualités du soir à celui d’ami car les techniciens de la télévision finiront par l’accompagner dans toute sa recherche jusqu’à sa désillusion finale, lorsqu’il retrouve enfin sa femme (remariée et malade) et son fils (qui le renie et dit lui préférer son beau-père). Avec ce road movie urbain, dans une Casablanca en révolte, Hicham Lasri nous montre avec sincérité et émotion : « le parcours d’un homme d’une autre solitude, d’un autre pays, d’un homme qui s’invente des chemins de traverse pour regagner les rivages de la vie, de sa vie et retrouver les êtres précieux qui la peuplent. » C’est si tendre, si poétique qu’on pense encore une fois à Léo Ferré qui habite tout le film et qui était si prophétique : « Je suis d’un autre pays que le vôtre, d’un autre quartier, d’une autre solitude./Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse. Je ne suis plus de chez vous. » (La Solitude)
À lire : l’entretien avec Hicham Lasri.