Cabaret

Article écrit par

La montée du nazisme vue par Bob Fosse. Liza Minnelli exceptionnelle en chanteuse de cabaret. Un petit bijou de la comédie musicale américaine. Un chef-d’oeuvre, tout simplement.

Dans un style expressionniste particulièrement réussi, Cabaret est un “film manifeste” qui prouve une fois de plus que le cinéma sert à reproduire la vie. Le cabaret est un microcosme social qui fait écho aux événements de l’extérieur, qui les commente avec cynisme et ironie. Le montage en parallèle et la récurrence de la couleur rouge sont deux éléments très spécifiques du film. Le montage de Cabaret consiste à créer une analogie entre les événements de l’extérieur et les numéros sur scène. Le Kit Kat Klub (c’est ainsi que se nomme le cabaret) décortique satiriquement la montée du nazisme.

Les filles du cabaret…
   
Les séquences musicales de Berkeley commencent toujours par un lever de rideau et s’achèvent sur les applaudissements du public. Dans cet intervalle, la mise en scène fait voler les contraintes scéniques bien que, selon le scénario, tout soit censé se dérouler dans le théâtre. Les effets de foule sont la représentation d’un acte qui se reflète à l’infini : l’espace est amplifié, magnifié, on peut observer s’esquisser un sentiment du monde comme abondance et comme disponibilité, avec ou sans la crise des années trente. La comédie musicale trouve sa traduction filmique parce qu’il faut donner une image nouvelle de l’humanité : la simple présence du sujet comme corps et comme voix, l’exercice innocent de la liberté vécue dans la danse. Luxe et volupté, décors sur-dimensionnés sont des éléments récurrents chez Berkeley, mais il joue aussi sur la multiplication des corps, presque parfaits, presque similaires. Dans un autre style, la troupe des jeunes femmes de Cabaret brille par la formation d’un ensemble harmonieux, malgré un physique très individualisé. Elles n’évoluent pas non plus dans le même monde : celui de Berkeley est vaste et coloré (avant l’apparition de la couleur et l’éclat de Banana Split, il jouera beaucoup sur les contrastes allant du blanc au noir, en passant par tout ce qui est brillant, scintillant), celui de Fosse est réduit et terne (malgré l’omniprésence du rouge, rappelant plus la perversion que l’éclat des corps). On ne retrouve pas dans Cabaret cette sorte de grandiloquence où l’échappatoire est possible : la scène est exigüe, les personnages sont sans cesse confrontés les uns aux autres, il y a une impossibilité de fuite. Le décor ne se prête pas aux extravagances, les corps doivent se mouvoir dans la réduction. Cependant, on saisit comme une plénitude du sujet dans la liberté de son exercice, oubliant toute contrainte et toute division, échappant à une machine et éludant la sommation sexuelle.

Les filles du cabaret vivent (ou plutôt survivent…) dans un univers à échelle humaine : les espaces sont tels qu’il est possible de les appréhender au quotidien, on les re-connaît. La scène sur laquelle les “gold diggers” évoluent est gigantesque, gargantuesque, de l’ordre de l’inimaginable, ce qui contribue, d’une certaine manière, à l’évasion. C’est ce qui est douloureux, frustrant dans Cabaret : microcosme social, il est trop peu déformant. On imagine les spectateurs sourire nerveusement sachant, d’une façon ou d’une autre, que ce sont eux-mêmes qu’ils scrutent. Le voyeurisme se retourne contre soi et n’en est que plus efficace. Problème de duplicité, la scène est hors d’eux, séparée d’eux, et parallèlement en eux, intégrée à leur conscience. La continuité scénique se situe à l’intérieur du corps. Dans la danse, les corps des “Cabaret Girls” débordent le vêtement et se manifestent comme forme et comme dynamisme. Devant leurs gestes s’ouvre l’étendue ; les costumes accompagnent heureusement les corps, loin des contraintes, et tout se donne, pure présence, sans discours et sans angoisse. Il y a un sentiment singulier de la représentation : la mobilité inquiète des personnages se change en invention de formes corporelles et la réduction théâtrale (la petitesse de la scène) des corps en signe, devient objet de plaisir. L’esprit repose sur une liberté d’allure, une franchise du sentiment et une version délurée de la fête qui expriment une assurance, une souveraineté sans passion. Le droit au bonheur échappe à l’utopie et à la révolution, tout est possible parce que finalement, rien n’est à perdre.

 

                                

Quand le cabaret rejoint la réalité.

Barbra Streisand dit, à propos de son film Yentl (1983) : “(…) un film sur le dépassement de soi, sur le besoin de se réaliser pleinement sur le plan émotionnel et intellectuel”… c’est une véritable définition de Cabaret, dans lequel les corps se dépassent. Après l’agression de Brian (Michael York) en pleine rue pour avoir dénigré le parti nazi publiquement, la danse des “Cabaret Girls” est montée en parallèle avec l’assassinat du chien de Natalia (Marisa Berenson). Elles arrivent sur scène au son des trompettes, se placent en deux rangées de trois, commencent un charleston guilleret vu sous tous les angles ; la caméra étant placée à divers endroits de la salle, chacun peut observer la chorégraphie comme le public. Dès lors qu’elles jettent des confettis sur les spectateurs, les plans deviennent plus courts et plus intimes: elles tortillent les fesses, remuent les genoux, tout ceci est très affriolant… Sauf que le plan suivant montre, en contre plongée, un homme escaladant un portail : l’insertion dans l’intimité d’une vie ne laisse rien présager de bon. Retour au cabaret où un plan d’ensemble laisse voir les filles en rang, dansant avec leur canne au milieu de rubans tombant du plafond, bougeant le bassin, puis se retournant. La fille du milieu au premier rang est la seule à se remettre face au public, il s’agit en fait du Meneur de Jeu (Joël Grey) et de la première méprise du public qui s’est laissé emporter par ce qu’il pensait voir. On est de plein pied dans la Gestalt Théorie, selon laquelle notre vision est conditionnée par notre inconscient: c’est une expérience immédiate mise en avant, par exemple, par le dessin du canard-lapin. Pendant ce temps des hommes envahissent un jardin, dans le cabaret il n’y a plus de musique, juste à présent les cris “Juden” venant de chez Natalia qui, alertée par les voix, sort sur le pas de sa porte et découvre son chien mort sur le paillasson. La musique du cabaret devient soudain marche martiale, les girls retournent leur chapeau, prennent la canne sur l’épaule comme un fusil, la lumière est bleue, les gens rient… seconde méprise : les girls étaient une troupe de soldats prêts pour le combat. La danse est l’expression de la haine, de la violence qui règne dans les rues sans que personne ne s’en aperçoive. La montée du nazisme se fait dans l’ombre, c’est pervers et sournois.

           
    

Dans la rue, un homme à terre se fait tabasser par deux autres ; dans le cabaret, on danse sur des musiques traditionnelles bavaroises (qui consistent entre autres choses, à se frapper cuisses et mollets). Chaque coup sur la scène, intégré à la chorégraphie, en est un pour l’homme du dehors : le sang coule, le plafond rouge du cabaret se fait de plus en plus présent ; le mal est à vos portes. Les plans sont courts, serrés sur des parties des corps ; tout va vite, on réalise dans l’empressement que cet homme se fait sauvagement assassiner, et puis le “soufflé retombe”, on passera à une autre scène sans plus d’explication. Par un dernier coup, le Meneur de Jeu fait tomber comme des dominos une rangée de girls : un plan américain le montre hurlant comme un loup, il savoure sa victoire tel un prédateur ; par un dernier coup, l’homme meurt, mais personne n’est là pour crier.


Ce monde qui n’est plus le même.

Entre la première et la dernière scène de Cabaret, s’opère une sorte de métamorphose : on voit Joël Grey, le Meneur de Jeu, en très gros plan avec en fond un miroir déformant, souvent éclairant. Reflet d’une société qui est en train de changer, d’évoluer… une société qui “s’anamorphose”. Le fond reste identique, ce sont les apparences qui se transforment, se déforment. Ceci déteint sur les personnages, en évolution pendant le film et en changement depuis les débuts de la comédie musicale. L’image au départ se dévoile en même temps que les bruits de la salle, lentement ; puis le roulement de tambour de l’orchestre annonce le début du spectacle : celui du cabaret, mais aussi et surtout celui de la vie. Le Meneur de Jeu, en plan épaule à gauche de l’image sur fond de miroir déformant, commence “Willkommen, Bienvenue, Welcome”, dans les trois langues des pays qui seront au coeur du conflit de la Seconde Guerre Mondiale. Un travelling d’accompagnement le suit brièvement et le plan suivant, en contre plongée, le place au dessus de notre vision, avec pour unique fond une toile rouge vif (le plafond du cabaret). Symboliquement cela signifie deux choses : tout d’abord que l’histoire sera celle d’un monde en proie aux tourments, la couleur agressive et envahissante n’offrant pas d’issue ; ensuite, par sa position dans l’espace, le “conteur” confirme qu’il mène le jeu et que, paradoxalement, il est observateur et non acteur du huis-clos. On ne peut se passer de lui ; même indicible, sa présence est primordiale. Outre le montage en parallèle montrant aussi l’arrivée de Brian l’anglais (Michael York) à la gare puis au milieu de la population berlinoise, plusieurs plans d’ensemble fixes insérés pendant le discours du Meneur de Jeu décrivent implicitement les spectateurs du cabaret (des gens de la rue a priori, hommes et femmes, qui viennent se changer les idées). Et le rideau, baigné d’une lumière bleue, s’ouvre sur l’orchestre, puis sur les “cabaret girls” : on présente le show, on présente la vie.

Pendant un fondu au noir, la voix du Meneur de Jeu se fait entendre : l’épilogue du film est en fait une nouvelle version de son prologue. Son visage apparaît comme au début, devant le miroir déformant : mais, outre le visage du conteur, se reflète aussi un rouge criard venu d’on ne sait où. Le silence est oppressant, son regard est perçant, trop de vide crée le malaise. Les plans sur les spectateurs repassent rapidement. Sont-ils vraiment dans la salle ou est-ce juste une évocation de leur présence passée? Sont-ils devenus des fantômes du cabaret, des ombres dans la vie? L’orchestre, comme on pouvait s’y attendre, fait son entrée : la bande image et la bande son sont ralenties, donnant aux corps une inconsistance. Les esprits sont partis à d’autres préoccupations mais les corps continuent leur travail malgré tout, on se rassure dans la routine pour ne pas sombrer dans une sorte de folie. La musique se faisant de plus en plus lente, on atteint l’apogée de l’angoisse en revoyant quelques plans des différentes séquences du cabaret (mais pas de la vie au dehors) : indéniablement, il faudrait prendre du recul face aux apparences. S’avançant vers la sortie de la scène, le Maître de Cérémonie se retourne à plusieurs reprises: “Auf Wiedersehen… À bientôt…”, salue rapidement et disparaît derrière un rideau doré. Son départ est très théâtral, mais cela n’est pas encore la fin.

 

La lumière s’éteint, dans le silence un pano-travelling suit un petit projecteur. Arrivé au miroir déformant, quelques roulements de tambour au loin, atténués, et le public du cabaret se reflète sur la surface ondulée. On balaye l’espace, l’image est floue, mais on peut distinguer des gens de la rue, et surtout des officiers d’Hitler, brassard nazi au bras. Le roulement de tambour final fixe le plan sur deux hommes en uniforme, croix gammée bien mise en avantage. De nouveau le silence, le générique défile sur cette image… c’est tout, mais c’est déjà beaucoup. Les corps sont ici condamnés à recommencer sans cesse pour rester en vie : s’opposer serait mourir physiquement. La mort psychologique a déjà eu lieu lorsqu’ils ont perdu leur liberté de penser, ne reste que le corps à sauver pour, pourquoi pas, plus tard, repartir de zéro mais avec un acquis corporel, c’est à dire avec une chair qui n’a pas été souillée, ou en tout cas au minimum. Ne pas bouger, rester dans le cabaret ou dans la vie en toute discrétion, est ce qu’il y a de plus rassurant dans ce contexte. Repensons à Sisyphe qui s’est condamné lui-même. “Nous sommes seuls, sans excuse. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait.” Jean-Paul Sartre

Titre original : Cabaret

Réalisateur :

Acteurs : , , , , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 128 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur décapante

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur décapante

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…