Animals

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Montrer ou démontrer. Homosexualité, religion, naissance du mal… La très grande ambition du dernier film de Nabil Ben Yadir interroge la fonction toute entière du cinéma.

Trois thèmes : trois films

Une caméra à l’épaule suit à la trace Brahim dans la maison de ses parents, entouré de sa famille réunie pour l’anniversaire de sa mère. Passant et repassant par le salon bondé, le jeune homme ponctue la préparation de l’évènement par de nombreux moments d’isolement, dans la salle de bain ou dans le jardin, afin de guetter l’arrivée imminente de son amant, présenté aux autres comme un ami. La tension se dispose peu à peu : les pâtisseries orientales, les discours impatients quant au mariage désiré de tous pour Brahim, la prière manquée, les messages laissés à son « amour »… Brahim est un musulman homosexuel ; seuls sa tante et son cousin le savent et le fuient. Une première partie du film sans coupe et sous forme de huis clos s’applique à étirer ce malaise parfaitement soutenu. Le conjoint-fantôme brutalement renvoyé de la fête par le cousin pousse Brahim à quitter les lieux, ce dernier espérant le retrouver dans un bar qu’ils connaissent tous deux bien. Une mauvaise rencontre mêlée de désespoir le fera monter dans la voiture d’un groupe d’amis unis par la haine, qui lui feront payer à mort son existence. Une seule coupe jalonne le film et c’est après une nuit de violence que la caméra suivra Loïc, le plus jeune criminel, qui au petit jour entreprendra sa journée sans sommeil, ayant juré d’aider à la préparation du remariage de son père, lui aussi homosexuel. Animals se subdivise en trois parties durant lesquelles la caméra oscille de visages en visages et d’espaces en espaces (la maison familiale, la friche dans laquelle Brahim sera torturé, et la salle des fêtes du mariage). La continuité des thèmes est assurée par la vive mobilité de la caméra. Les choix du huis clos et du plan séquence bien que dangereux se maintiennent avec équilibre et justesse d’un bout à l’autre du film. L’atmosphère sonore de ce long-métrage bat la mesure au travers d’un exercice d’accentuation régulier. La musique du salon de ses parents, intensifiée au montage,  coupe le flux de pensées, tandis que les bruits eux aussi accentués des éclats de verre amalgamés à ceux des crissements de roue de la voiture, détiennent une fonction dramatique brouillant la peur d’une suite violente à l’insoutenable brutalité des insultes déjà présente. L’alternance des angles dans la prise de vue, la longueur des plans et la profondeur de champ influencée par les différentes lumières du film ne cessent de rythmer le film qui suit avec brio sa propre logique esthétique.

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Banalité organisée : la facticité du mal

Les différents thèmes se suivent certes, mais s’annulent chacun leur tour. La question rarement abordée de l’homosexualité dans la religion est évincée au profit d’une longue nuit de violence, relatant par ailleurs la véritable agression en 2012 d’Ihsane Jarfi. Le sujet que le spectateur est donc censé théoriser est la violence discriminatoire opérée sur les homosexuels, et la manière dont celle-ci est proférée par des individus moins homophobes qu’abrutis par leurs égos envahissants et un manque certain d’empathie due à une éducation qui s’en serait remise aux spiritueux comme maitres d’écoles. Mais la dernière partie qui concerne Loïc demanderait plutôt une réflexion quasi sociologique sur l’émergence du mal, en lien cette-fois ci avec une violence déjà vécue et intériorisée par un individu (Loïc a de mauvaises relations avec sa famille qui rejette leur père pour son homosexualité que lui s’évertue à cacher). Cependant, Nabil Ben Yadir semble avoir préparé le terrain du déferlement, ce qui force à nier la banalité du mal. Le réalisateur attendrit son spectateur avec la représentation de relations familiales tendues mais néanmoins édulcorées. La culture maghrébine tout comme la religion (sans amalgame pour le reste) reposent en partie sur un principe de pudeur affective. Cependant, Brahim embrasse son père sur le front avant que ce dernier lui lise un texte plein de romance écrit à sa femme pour l’occasion. La complexité de la relation que cherche à développer le réalisateur perd de son efficacité à cause de cette dimension fictive et poétique. Dès lors, le spectateur sait où il est emmené, puisque cette tendresse trop humaine devra sans aucun doute se substituer à une bestialité cruelle annoncée dès le titre. Près du bar duquel sort Brahim, une femme se fait sans délicatesse attirée dans une voiture par des hommes qui se révèleront être les futurs criminels. Afin de les détourner, Brahim leur propose de les conduire vers un « bar à chatte, où il y’ a des vrais chattes, plein de chattes ». Une discrimination semble en valoir une autre, ce qui pose un certain problème éthique… Dans le même temps, Brahim confesse son homosexualité au bout d’une minute passée dans la voiture de ces hommes qui cherchaient comment s’éloigner du « bar à pédés » duquel Brahim venait de sortir. Une fois de plus, le spectateur sait pertinemment quelle direction prend le film, le mauvais jeu d’acteur de tous n’arrangeant rien. Le dispositif scénaristique donne le sentiment que Brahim se retrouvera malgré lui confronté à des hommes violents, qui pourraient l’attendre patiemment à tous les coins de rue, peu importe les différentes hypothèses d’écriture du film. Lorsque tout indique que ces hommes revêtissent un caractère dangereux, Brahim continue de faire aveuglement confiance, se confie sur son orientation sexuelle, il avoue connaitre ce bar, sans que pourtant aucun des hommes ne lui pose de question….  Le réalisateur semble alors pousser son personnage vers une violence qu’il semble nécessaire de figurer, sans pour autant travailler à sa construction. Il en va de même pour la séquence dédiée à Loïc : les longs plans sur ses mains sous l’eau pour calmer la douleur des coups qu’il a donné à Brahim apparaissent comme une métaphore d’un traumatisme qu’il n’est plus possible d’enfouir, et l’eau viendrait éteindre ce feu ardent animé par la honte et la culpabilité. Qu’il s’agisse de lui ou de son père, le spectateur est au courant depuis sa rencontre avec Brahim (qui dit l’avoir déjà vu) que de lui ou de son père, une homosexualité cherche à être cachée. Cette rencontre hasardeuse n’a rien de mystérieuse et pour le bien du film, la dimension de conjoncture aurait dû rester évidente.

 

Art-effect

Dans la séquence dédiée au châtiment, la caméra se substitue aux vidéos prises avec les téléphones des assassins. Le spectateur perd toute distance avec les faits et se retrouve en position de voyeur, sans en avoir eu le choix. Représenter la violence au cinéma est une chose (des exemples d’insultes, quelques coups…), mais elle ne devrait pas se substituer à la suggestion d’un discours. Le spectateur pris au piège dans la salle de cinéma ( qui n’a pas empêché bon nombre d’entre eux de la quitter  au milieu de la séquence, sans revenir) est contraint lui aussi de subir. La répétition des insultes, les gros plans sur Brahim forcé de faire une fellation au levier de vitesse avant de se retrouver nu dans la terre, recevant des coups de bâtons sur et dans le corps, sont-ils nécessaires ? Cela a-t-il sa place au cinéma ? Voici le véritable problème que pose ce film : il interroge la pratique cinématographique dans son entièreté. En revanche, de nombreux éléments le distinguent d’autres films qui auraient eu pour ambition de témoigner des violences qu’un humain perpétue à un autre. La trame narrative préétablie empêche de le caractériser comme un documentaire, ou comme reportage. Le découpage des éléments violents résonne cependant comme une enquête, sans point de vue, un constat des actes commis. Dans un documentaire, comme Pour Sama par exemple (dans lequel Waad El Kateab témoigne de la vie sous les bombes en Syrie), le spectateur peut s’accrocher à un point de vue, celui de la réalisatrice qui montre la violence non pas gratuitement, mais comme un facteur parmi d’autres qui rendrait insoutenable la vie d’un homme pendant la guerre. Le film a donc une direction claire. David Dufresne filme les violences faites aux gilets jaunes dans Un pays qui se tient sage, en les entrecoupant de témoignages dans un tout autre dispositif cinématographique (une salle sombre avec un écran en arrière-plan qui fait défiler silencieusement des images de manifestations). Le film a aussi un regard et bénéficie d’une mise à distance : il s’agit de penser la réponse d’un gouvernement aux appels du peuple. Lorsqu’il s’agit de fiction, le cinéma excelle dans sa capacité à suggérer sans nécessairement montrer. Dans Babi Yar Context, Serguei Loznitsa raconte non pas un génocide, mais l’absence de résistance de ceux abattus dans le ravin dont le film porte le nom. Des plans sur le ravin vide, des images d’archives et une voix off régulière fonctionnent comme un ensemble de signes qui suggèrent la résignation d’un peuple. Préciser au début du film que ce dernier est inspiré de faits réels apparait comme un moyen pour le réalisateur de justifier tout ce qu’il montre. Un spectateur-voyeur ne se satisfera pas de cette unique place s’il n’a pas aussi le droit à celle de spectateur-penseur. Alors, même s’il est louable de se saisir d’un sujet aussi délicat, le cinéma est un moyen d’expression visuel et public, fait par définition pour être reçu. Si le spectateur s’en détourne, peut-on parler de cinéma ?

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Durée : 92 mn


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