Steven Spielberg : le cinéma en voie d´extinction

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Alors que « Jurassic Park » fêtait ses vingt ans il y a deux semaines, le réalisateur préside dès aujourd´hui le jury cannois : le printemps Spielberg est lancé.

Cela faisait longtemps que Gilles Jacob lui tournait autour. Cette fois c’est fait : Steven Spielberg a chamboulé son emploi du temps pour présider le jury du 66ème festival de Cannes. Il succède à Nani Moretti et Robert de Niro, et sa nomination fait débat, attise un semblant de polémique, comme chaque année, car Cannes sert aussi à ça.

Comme chaque fois qu’un cinéaste dit de divertissement (pour les colleurs d’étiquettes on dit aussi « mainstream » ou « grand public ») est nommé à la tête du jury du festival de Cannes, certains font des têtes d’enterrement. Luc Besson en a fait les frais en 2000…
Mais voilà, depuis la fin des années 2000, Steven Spielberg a de nouveau la cote, et le droit d’entrée dans l’esprit parfois un peu cloisonné des cinéphiles et des cinécrates universitaires et académiques. Il serait, paraît-il, plus sombre car plus attentif aux vrombissements du monde des adultes, plus sérieux, donc moins commercial. Cette équation, qui plaît tant à ceux qui jugent puis analysent est fausse, et, on l’espérait, dépassée. Toujours est-il que le cinéaste boudé au moment de Jurassic Park (1993) et de La Liste de Schindler (1994) (il y a 20 ans donc) est accueilli à bras ouverts en France. La Cinémathèque a même osé lui consacrer une rétrospective et une master-class à la sortie de Cheval de Guerre (2012), film qu’étrangement les critiques ont peut-être surestimé. Lincoln (2013) a ensuite été relativement bien accueilli, et cette nomination cannoise sonne comme une réconciliation ultime, comme le moment où, enfin, les amoureux de tous les cinémas et les décideurs de ce qui a valeur d’art ou non, se rejoignent et s’embrassent. Réjouissons-nous : le temps est arrivé où l’on peut dire « Spielberg est un grand cinéaste… » sans se ternir du « mais… » qui gâche tout. Et cette fois, c’est Cannes, et donc le cinéma lui-même qui sonne l’heure de sa franche légitimation.

 

Spielberg n’est plus le bouc-émissaire. Il est au contraire instauré, tout aussi maladroitement, en figure de proue d’un cinéma en voie de disparition.
Cheval de guerre était vu comme un grand retour au cinéma de John Ford et des racines américaines ; Lincoln s’avançait avec sa sobriété classique comme pour effacer les feux d’artifices de Tintin (2011) et du quatrième Indiana Jones (2008). Nous sommes passés de Spielberg comme réalisateur commercial a Spielberg comme auteur. Constat séduisant qui aurait pu être entamé dès Les Dents de la mer (1975), si le succès n’avait pas fait pencher la balance des critiques. Mais à ceux qui se réjouissent de la disparition des « happy end » et de la prise de conscience des maux de notre civilisation, répondons simplement que ni Amblin, son premier film semi-pro, ni Duel son premier long-métrage télé – et encore moins Sugarland Express – ne se terminaient de façon réjouissante. Et que placer le virage adulte de Spielberg après le 11 septembre 2001, c’est d’une part oublier ceux tout aussi traumatisants de La liste de Schindler et de La couleur pourpre (1985) : surtout, c’est mettre de côté la noirceur de ses œuvres antérieures.

Regrouper Arrête moi si tu peux (2003), Minority Report (2002) et Le Terminal (2004) sous une même bannière du renouveau d’un cinéma américain « post-11 septembre » pour faciliter le développement d’une analyse socio-politique de la filmographie de Spielberg, est-ce bien viable? Ne pourrait-on pas trouver les mêmes inquiétudes dans 1941 (1980) et sa paranoïa d’une attaque japonaise sur le sol américain, ou dans Empire du soleil (1988)dans lequel on se demande comment grandir dans un monde en décomposition ? N’a-t-on pas remarqué, au lieu de crier au patriotisme aveugle, que le drapeau qui flotte au début d’Il faut sauver le soldat Ryan (1988) était presque sans couleur et déchiré ? Finalement, c’est peut-être bien Les dents de la mer et son maire cupide, et Jurassic Park et l’avocat aux dents longues, qui contiennent les critiques les plus tenaces sur les pouvoirs, et en particulier celui de l’argent.

 

Il y a bien une prise de conscience chez Steven Spielberg, mais elle ne date ni d’hier, ni de l’effondrement des tours jumelles. Aussi, tout en convenant de la nouveauté et de l’intérêt de certains écrits que nous semblions rejeter plus tôt, ne nous risquons pas à dater ce moment où Spielberg est devenu fréquentable. Cette conscience a muri au fil des films. Elle pourrait même se dévoiler dans Indiana Jones : « sa place est dans un musée », répète Indy. Il y a quelque chose à préserver et à transmettre. Réaliser des films, comme courir après le Graal, est une aventure, mais celle-ci implique un investissement par son art, et pour le monde dans lequel nous vivons. Le sérieux de Spielberg est double : comme chez Nietzsche, il s’agit d’abord de mettre tout le sérieux d’un enfant dans nos jeux d’adultes, et d’interroger l’humanité qui nous dépasse. Et comme pour Lincoln, la question est aussi de savoir quel héritage nous laissons aux générations qui nous suivent.

Que le cinéaste soit pris au sérieux est une bonne chose, mais avec la ressortie en 3D de son Jurassic Park il y a deux semaines, il perd encore des points aux yeux de ceux qui le rattachent encore et toujours au tiroir-caisse.  Un simple coup marketing? Ne nous leurrons pas : la conversion en 3D du film de Spielberg, faisant suite à ceux de Cameron et Lucas, ses deux conseillers en effets spéciaux monétaires, est une façon toute lucrative de fêter les 20 ans d’un monument de la culture populaire occidentale. Il n’empêche que le plaisir est intact, et le nouvel outil d’une précision remarquable, la 3D permettant notamment des effets de spatialisation et de profondeur assez incroyables.

A le revoir aujourd’hui, on se dit que Steven Spielberg est bien le cinéaste d’une espèce en voie d’extinction, celle de ceux qui vont au cinéma. A l’ère du téléchargement, de Youtube et du visionnage d’œuvres pensées pour le grand écran sur des écrans larges comme un passeport, cette ressortie nous permet aussi d’interroger notre approche du septième art, et de ce que nous proposerons aux générations qui suivent. Réjouissons nous donc de l’aura dont bénéficie le président du jury, et des écrits qui fleurissent en France. Elle est la preuve que le cinéma sérieux ou non, commercial ou pas, se porte bien.
 


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