Stalker (A. Tarkovski, 1979)

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Ressortie en version restaurée d’un des films emblématiques de Tarkovski. Analyse.

Le visage aux plis anxieux du Stalker, fortement mis en relief par l’éclairage, ses limites intellectuelles, son accoutrement loqueteux, un logement délabré, une fille infirme, le classent parmi les déshérités, ceux qui n’étant pas corrompus par un monde futile et destructeur sont capables de donner un sens à la vie.

Il n’est du reste nullement démuni spirituellement, avec sa foi en Dieu et l’amour d’une femme entourée de livres tout en étant consciente de l’infériorité intellectuelle de son homme. Non que Tarkovski fasse l’apologie de la foi religieuse, mais plutôt celle de la foi en quelque chose, de la nécessité d’un espoir, d’un horizon spirituel. Les deux personnages acquittant leur passage sont des intellectuels plus ou moins sympathiques incarnant au contraire le scepticisme.

L’écrivain est un esthète cynique qui tourne tout en dérision et bafoue les règles sacrées de l’expédition, à tout le moins en son début. Le professeur a une idée derrière son petit crâne rond et glacé. Une subtile tonalité burlesque les décale légèrement de l’intrigue. L’écrivain voit disparaître son chapeau posé sur le toit d’une voiture démarrant au prologue.

Alors qu’il faut prendre des précautions infinies et modeler son parcours sur les accidents du terrain correspondant à des risques inconnus considérables, alors que Stalker a clairement averti que la ligne droite n’était pas ici le plus court chemin entre deux points, il traverse grossièrement au plus court en sifflotant. Le professeur – bille de clown sous petit bonnet à pompon – de même refuse l’interdiction de rebrousser chemin pour récupérer le sac à dos contenant probablement avec son casse-croûte le détonateur d’une bombe destinée à la destruction de la Chambre, importune aux rationalistes. Et contre toute attente, alors que les deux autres, qui le croyaient peut-être perdu à jamais, ont eu à franchir de terribles obstacles, ils le retrouvent devant un feu de bois à l’endroit même où il avait oublié son sac, mastiquant placidement son sandwich.

Par conséquent les lois physiques de l’espace-temps ne reposent pas sur les catégories euclidiennes. La draisine qui les transporte depuis les barrières de la Zone fait entendre d’insolites échos rythmés préfigurant cette étrangeté radicale.

Alors que dans Le Miroir (1974), il filmait les intérieurs de façon à en brouiller la topographie, si bien que l’insolite provenait du filmage, Tarkovski propose ici un lieu par lui-même insolite, propre à concrétiser les difficultés d’un cheminement intérieur que peut seule surmonter la méthode. D’où ces gestes ritualisés comme le lancer de rubans lestés d’un écrou, ces règles strictes : ne pas revenir en arrière, désigner un éclaireur, passer un par un, ne pas consommer d’alcool, ne pas porter d’arme, etc.

Ce lieu d’exclusion dont il embrasse étroitement la terre détrempée représente tout particulièrement la foi du Stalker. Le jeune chien est l’élément biologique vivant qui – surgi miraculeusement de nulle part – s’en détache et se donne au Stalker en tant que lien d’amour. Le lait débordant généreusement de l’écuelle sur le plancher en est la contre-offrande.

 

La foi est bien à entendre au sens anthropologique de cette passion vitale pour l’action qui donne sens à la vie. La ritualisation (la méthode) est ce qui permet d’organiser et de canaliser cette force nécessaire au dépassement, condition de l’épanouissement humain (dans l’amour). Le sérieux et la naïveté du Stalker sont ceux de l’amour : il n’y a que de l’amour que l’on ne puisse rire. Sa fille infirme parée d’étoffes d’or comme l’effigie d’une sainte possède des pouvoirs de télékinésie qui démontrent la préséance de l’esprit sur la matière, de même que le chien semble être la matérialisation d’une intentionnalité d’amour. Bref il n’y a ni esthétique ni éthique mais une seule et même chose : tel est le vrai critère de l’œuvre artistique.

La beauté artistique atteint ici à des sommets parce que, excluant toute esthétique préexistante, elle se construit sur de la laideur. Les paysages sont souillés par les usines, les déchets, les ruines. La morbidité frappe les personnages spirituellement les plus actifs : Stalker et sa fille. Des béquilles – jamais utilisées dans le récit – sont appuyées contre le mur de la chambre des parents au début, puis à la fin dressées devant le lac pollué où la petite est juchée sur les épaules de son père : image d’espoir parce qu’elle est d’abord accompagnée en plan rapproché comme si elle se tenait sur ses jambes, le père étant rejeté hors-champ.

Le motif de l’hôpital accompagne les visiteurs de la zone par la présence de vestiges de murs et de sol blancs carrelés, ces derniers parsemés de seringues et autres instruments immergés dans l’eau courante. Le téléphone ayant sonné dans l’édifice désaffecté abritant la Chambre, on demande l’hôpital. Est-ce vraiment une erreur comme le croient l’Ecrivain et le Professeur, qui ne font pas le rapprochement avec la présence en ce lieu de somnifères introuvables dans le commerce ?

Catastrophe et morbidité ne sont que les points de départ d’une réévaluation éthique impossible chez des êtres comblés, qui n’éprouvent pas le besoin de douter, de même qu’il n’y aurait sans doute pas de philosophie si nous n’étions mortels. On voit bien du reste que la catastrophe n’est pas un phénomène étranger à la vie psychique des personnages.

Non seulement l’hôpital est une institution familière à Stalker (qui a connu des mutilations), dont les carrelages de l’appartement semblables à ceux de la Zone sont le rappel symbolique, mais encore cette maison désaffectée porte-t-elle encore les traces d’une occupation à une époque à la fois proche et lointaine comme l’est celle des défunts qui nous sont chers : téléphone et électricité – ampoule obsolète grillant à la première sollicitation – et aussi porte battante qui claque en grinçant, avec en outre la suggestion de la vie dans cette eau qui court sous le plancher.

Enfin surtout il y a les cadavres d’un couple enlacé sur lequel semble veiller le chien. On découvre comme un lieu familier où vécut la génération précédente. Cet élément d’enracinement est nécessaire au travail de l’esprit en quête d’une nouvelle assiette dans un monde vacillant. La plante prenant racine sur les cadavres représente avec le chien la possibilité de ce renouveau vital que Stalker cherche tout d’abord dans son contact avec la terre et l’eau dès son entrée dans la zone. Le poisson qui vient frôler l’élément de la bombe dont le Professeur s’est débarrassé est une telle manifestation de la vie reprenant ses droits. Les lacis d’un filet de sang maculant l’eau claire sont l’affirmation ambivalente du principe de vie.

Car l’esprit humain est cette merveille qui, pourvu qu’elle sache se donner l’espérance et la foi dans le bien, est capable d’élever un Eden dans un enfer. Les sceptiques voyageurs de la zone n’entrent pas dans la Chambre, ce qui prouve que leur esprit est ébranlé. Du coup, leur est délivré un message d’espoir : précédée de chants d’oiseaux, une averse vient agiter la surface de l’eau du sol noyé tout en réverbérant la lumière du plafond sans doute effondré – le haut étant caché dans le hors-champ – de sorte que l’on croirait un frémissement d’or, lequel rappelle le motif du foulard de la petite de Stalker.

 

Soulignons que le thème du plafond effondré chez Tarkovski s’associe à l’église, en rapport peut-être avec une expérience qui, enfant, l’avait profondément troublé : le démantèlement des coupoles d’une église (on retrouve une réminiscence directe de ce souvenir d’enfance dans Andreï Roublev). Le lien entre la chambre et la fillette enfin se concrétise : l’espoir se concentre dans ses pouvoirs de télékinésie. Les verres se déplacent par la force de l’esprit pendant que des flocons blancs de spores printanières, voltigent alentour. Leur douceur et leur rôle dans le cycle de la nature évoquent le monde d’amour qui est l’enjeu de la quête du film.

Cette description est évidemment d’autant plus réductrice que l’aspect proprement filmique y est à peine envisagé. Images et son paraissent soumis à un projet impossible qui pourtant prend corps : donner la sensation d’une expérience spirituelle. Cela se commence et se termine par les effets d’un voyage en train rêvé dans le sommeil de Stalker : bruitages et vibrations. Ces dernières suggèrent le branle du questionnement, tandis que le rythme des rails lance la marche de la quête.

La caméra passe en travelling latéral sur un guéridon agité de vibrations ferroviaires pour déboucher sur le dormeur. Le sommeil installe en effet la paix de l’âme nécessaire au recueillement. Le caractère hallucinant de la photo en noir et blanc à éclairage rasant ou conjuguant un noir mat profond avec un jeu de reflets fonde le monde du rêve. On peut alors accéder à l’espace impalpable de l’âme méditative.

Celui-ci se matérialise filmiquement. A l’image : par la douceur extrême des mouvements d’une caméra qui semble pénétrer dans l’esprit en serrant imperceptiblement du plan d’ensemble au plan rapproché. Au son : la bande-son est composée à partir d’un matériau aussi insolite que varié : sirènes de navires, rumeurs lointaines, ruissellements, souffle de Stalker en gros plan sonore, bruitages métalliques réverbérés, souffle du vent, hurlements de chien, battements d’ailes, point d’orgue au timbre incertain, crissements stridents, le tout entrecoupé de brefs fragments de chœurs ou de plages de silence total et repris à intervalles par la composition méditative d’Artémiev.

Le son est bien chez Tarkovski le matériau privilégié de l’expression de l’invisible, qui trouvera sa plénitude dans son dernier film. Tarkovski s’est efforcé de film en film de réduire la part de la musique illustrative. Pour que celle-ci ne vienne pas se substituer à la « filmicité », il eut l’idée de la mêler aux bruitages : la crise d’hystérie de l’épouse se combine avec Wagner et le sifflement sinistre d’un bombardier en piqué de même que le bruit cadencé du train à la fin s’entrelace brièvement au Boléro de Ravel.

Au total, tout effet complaisant étant rigoureusement banni, on peut mesurer dans Stalker l’impitoyable travail d’épurement esthétique accompli en dix-sept ans de carrière soviétique. Les deux derniers films sont l’aboutissement de cette rigueur. Car sans cesser d’expérimenter les possibilités du langage artistique au cinéma, Tarkovski accomplit de mieux en mieux son idéal artistique. On peut donc affirmer, même si chacun de ses films représente un achèvement indépassable en soi, qu’il y a accomplissement artistique au regard de l’ensemble de l’œuvre.

Titre original : Stalker

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Durée : 154 mn


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