Soupe à la grimace

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Quand le cinéma français passe à table, ça ne manque jamais de sel. Les repas de famille et autres gueuletons entre amis tournent vite au vinaigre. Un régal pour le spectateur.

Pourquoi les scènes de repas en famille, ou les dîners entre amis, ont-ils souvent fait les choux gras du cinéma français ? Parce que la nourriture révèle. Elle est l’adjuvant de la narration. Mieux qu’un sérum de vérité, elle met à découvert les comportements et les psychologies de chacun. Ouvrir la bouche rend vulnérable celui qui cache, loquace celui qui se tait d’ordinaire. Le repas offre donc au cinéma un terrain propice à la réflexion.   

Gigot sauce embrouilles et soupe à la grimace

Le repas est un code social, une convention parmi d’autres. Il impose des contraintes de tenue, des règles éthiques : on ne pose pas ses coudes sur la table, on ne parle pas la bouche pleine, etc. Bref, il sied à l’hôte d’adopter une posture irréprochable. Outre les obligations de tenue, les invités sont également soumis à un impératif spatial. Le lieu du repas est souvent clos – celui de la cuisine ou celui qui accueille le dîner – et se situe généralement à l’intérieur. L’espace clos apparaît donc comme une contrainte supplémentaire, un accélérateur de conflits entre les personnages, un véritable « pousse au crime ». Contraintes de posture et d’espace sont les ingrédients d’un bon casse-croûte/casse-gueule, et offrent les conditions idéales pour faire sauter le couvercle de la marmite.

De fait, le repas entre amis ou en famille exerce une fonction purement maïeutique, obstétrique : il aide les personnages à accoucher, à (se) révéler l’inavouable. L’espace clos devient alors espace de vérités. Les langues se délient, les personnages crachent enfin le morceau et dévoilent leurs failles. Le spectateur attend patiemment l’instant décisif qui va faire basculer le repas, le moment paroxystique qui fait sortir de ses gonds un Yves Montand qui claque le rosbif et la porte dans Vincent, François, Paul et les autres (1974) de Claude Sautet, ou un Albert Dupontel qui récolte les fruits musclés de ce qu’il a semé, après avoir insulté tous ses amis dans Deux jours à tuer (2008) de Jean Becker. La tension va crescendo dans Cuisine et dépendances (1993) d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri. Bien que le repas ait lieu dans une pièce qui nous est invisible, la cuisine est l’espace-clé du film. C’est dans cette pièce que Martine (Zabou Breitman) explose entre deux plats, tandis qu’elle se contient – du moins, on l’imagine – dans la pièce où elle les sert. Plus la soirée lui échappe, plus elle flirte avec l’hystérie. Dans Un Air de famille, comment ne pas envisager l’espace clos et horizontal comme détonateur, déclencheur de tensions ? L’espace du bar "Le Père tranquille" dans le film, où s’improvise le dîner d’anniversaire, apparaît comme une véritable chape de plomb, pressant les personnages à mesure que le récit avance, jusqu’à l’explosion totale entre les protagonistes. Dans Le Souper, que met en scène Edouard Molinaro en 1992, on ne compte plus les coups de gueules, les poings sur la table et les verres cassés par Fouché, incarné par Claude Brasseur. Le cadre sublime de ce huis clos, les manières emphatiques de Claude Rich sous les traits de Talleyrand, la préciosité des mets… Tout appelle au renversement, au débordement des codes.  

Répliques assassines : la fourchette à gauche, le couteau à droite

La scène de repas au cinéma est un véritable exercice de style. Le groupe ou la famille sont autant de moyens pour les cinéastes de poser leur réflexion personnelle sur la société, d’atteindre à l’universel en passant par le particulier, à travers les dialogues souvent incisifs et les comportements extrêmes. Les scènes de repas sont d’ailleurs symptomatiques de l’époque dans laquelle elles s’inscrivent. Quand Marco Ferreri réalise La Grande Bouffe en 1973, il critique ouvertement la voie de surconsommation dans laquelle s’engage la société, au détour de scènes de gavage suicidaire et de répliques mémorables telles que « si tu ne manges pas, tu ne vas pas mourir ».

Tandis que les uns se remplissent la panse, les autres vident leur sac. Le cinéma français aime à réunir autour d’une même table ceux que tout oppose. Les noms d’oiseaux ne tardent pas à fuser dans des joutes verbales souvent anthologiques. Le repas dominical de Vincent, François, Paul et les autres dénonce à coups de pics lancés par Serge Reggiani, l’arrivisme dont fait preuve François (Michel Piccoli), un médecin gangrené par l’argent, qui a définitivement tourné le dos à ses idéaux de jeunesse. Un Air de famille et Cuisine et dépendances traitent quant à eux de l’avilissement face à la hiérarchie sociale, du mépris et de l’ostracisme entre les classes. Zabou Breitman se transforme en véritable ogresse dans Cuisine et dépendances, dévorant celles et ceux qui entraveraient la bonne marche de son repas sous prétexte qu’elle reçoit une célébrité à dîner.

Finalement, on dit plus que l’on ne mange, mais le repas permet au cinéma de mettre les pieds dans le plat d’une société dont il pointe les faiblesses et les abus. On en reprendrait bien une tranche…
     


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