Salvatore Garau

Article écrit par

Rendre l’absence présente.

Salvatore Garau n’est pas seulement un artiste peintre, un sculpteur. Il est aussi réalisateur de courts-métrages notamment pour expliquer son travail et montrer ses oeuvres immatérielles exposées à Milan et à New York. Entretien en direct sous le soleil de Sardaigne cet été.

Il est 17 heures sur la petite plage de Torregrande en Sardaigne à l’atmosphère des films néoréalistes des années 50. Quelques rares baigneurs sont encore sur le sable en cette fin de mois d’août. Le temps de rencontrer dans son atelier ultra-moderne donnant sur la mer celui qui vient d’ébranler sans le vouloir vraiment l’art conceptuel. Salvatore Garau est en train de mettre en boîte ses deux dernières oeuvres immatérielles pour l’expo qui lui sera consacrée très prochainement à Milan. Cette ville semble lui porter bonheur car c’est ici, avec l’affaire du Bouddha en contemplation, que tout a commencé. Le maestro est en tongs comme Picasso sur la plage de la Garoupe et le temps semble du coup figé malgré la tempête médiatique qui l’a assailli. Drôle d’endroit pour parler d’art moderne. Je lui dis que toute cette histoire de Visibilum Invisibilum me fait penser non seulement à saint Augustin, mais aussi à Maurice Merleau-Ponty[1]. Ca le fait sourire. Alors qu’est-ce qui fait encore bouger l’art en ces temps de communication écervelée ?

L’art immatériel plutôt que l’art invisible

L’art a toujours eu besoin de nouveauté, de nouvelles idées répond Salvatore Garau. Mais ces nouvelles idées, continue-t-il, naissent toutes sur les bases de ce qui existait avant elles. Par exemple, si on se réfère à Picasso, on peut se demander ce que serait son art sans l’art africain. Chaque nouvel artiste doit cependant laisser un nouveau signe dans le domaine de l’art, et ce signe doit s’inscrire aussi dans l’époque et ses changements. Par rapport aux oeuvres immatérielles, bien sûr que je me suis référé à Yves Klein, à Marcel Duchamp mais la pandémie a changé complètement tous les codes du comportement humain en faisant disparaître la présence réelle dans les rapports humains. C’est ce que j’appelle l’art immatériel et non l’art invisible comme cela a été utilisé à tort au sujet de mon travail car qui veut voir l’oeuvre peut l’imaginer. Je n’ai pas utilisé pour ce faire la toile et les couleurs, mais j’ai utilisé l’absence comme matière pour la création. J’ai pensé que cette matière diffuse était la matière la plus importante à utiliser dans le domaine de l’art. J’étais prisonnier chez moi, pendant la pandémie, je ne pouvais pas sortir, ni bouger, et j’ai donc eu l’idée de créer des oeuvres en utilisant ce nouveau matériau, l’absence.

L’absence comme matériau

Cette idée, qui n’est pas à proprement parler révolutionnaire, a pourtant fait bouger le monde entier, justement parce que cette absence parle à l’inconscient collectif. L’idée du néant fait peur aux gens, cependant je ne crois pas du tout au néant. Je pense que l’absence au contraire est pleine de présence comme l’a souligné Heisenberg à travers sa théorie du vide quantique. On le constate de nos jours car le monde est habité totalement par des fréquences radio, des réseaux Internet, des ondes complètement invisibles qui font dire que le néant au sens où la philosophie grecque antique l’entendait n’existe plus. C’est pour cela que je préfère parler d’immatérialité et non d’invisibilité d’autant que l’humain peut facilement imaginer ce qu’il ne peut voir. A travers ces oeuvres tant décriées, je voudrais que l’homme puisse imaginer sa propre sculpture. Nous sommes trop habitués à ce qu’on nous serve des oeuvres ready made, toutes prêtes à être consommées. Pourtant, à travers le Bouddha en contemplation que j’ai imaginé à Milan devant le théâtre alla Scala, tout passant peut appréhender sa propre oeuvre, sa propre émotion ne serait qu’à partir du nom de cette oeuvre. D’un autre côté, à New York, devant la Bourse, j’ai appelé mon oeuvre immatérielle Aphrodite pleure parce que, justement, la beauté et l’amour ont disparu de notre monde contemporain. Mais je voudrais surtout dire aux piétons qu’ils sont eux-mêmes cette beauté et cet amour et qu’ils doivent changer et s’aimer eux-mêmes.

Le trop-plein des images

Et alors, je lui demande : est-ce une manière de dire ici que l’art est mort ? Non, l’art n’est pas mort bien sûr, il a toujours connu des pauses et des regains. L’art contemporain a pris un autre chemin parce qu’actuellement avec les modes modernes de la communication, nous sommes envahis d’images qui annihilent notre perception. Ce trop-plein annule toute sensation, tout esprit critique. Un adolescent qui passe ainsi toute la journée sur son Smartphone est écrasé et ne se souvient même pas d’une seule de tous ces milliards d’images qu’il a vues réellement et peut-être que celle qui le marquera le plus, c’est mon image immatérielle parce que, justement, elle fait entrer en jeu sa propre imagination, sa propre sensibilité. Un soir, lorsque j’étais batteur du groupe Stormy Fix, à Madrid après la mort de Franco, nous avons joué devant 60.000 personnes dont les têtes semblaient des grains de sable. Je ne me souviens bien sûr d’aucun de tous ces visages alors que, une semaine plus tard, lorsque nous avons joué à Impéria devant une petite douzaine de personnes à cause d’un problème de communication au sujet du concert, je peux me souvenir pour toujours de chaque visage. Cette image s’est gravée dans mon esprit parce que trop d’informations tue l’information.

Créer malgré la curée

Pour en revenir à la manière dont Salvatore Garau a réagi face aux torrents de commentaires qui se sont déversés sur les réseaux sociaux au sujet de ses oeuvres immatérielles, il garde paradoxalement son sang froid. De nos jours, dit-il, tout le monde peut juger une oeuvre d’art même sans posséder les codes de l’art contemporain. Cependant, s’ils ont réagi de manière aussi violente, c’est parce que ces oeuvres les renvoient au néant, à l’absence, en fait à la mort. Juste après la sculpture invisible de Milan, Garau a créé à la demande d’un collectionneur un tableau immatériel, intitulé Io sono, qui l’a acquise pour plus de 2000 euros. Il l’a ensuite revendue plus de 15000. Cela fit scandale alors que ce prix pour une oeuvre contemporaine, au regard de tant d’autres dont les prix peuvent dépasser les millions d’euros, ce n’est rien et pourtant on me l’a reproché. En fait, les gens disent que c’est un scandale de vendre le néant pour un prix astronomique alors que des gens meurent de faim partout dans le monde. Je pourrais leur rétorquer qu’ils devraient se demander pourquoi l’industrie du luxe vend presque aussi cher un petit sac Hermès. De mon côté, je maintiens qu’une idée peut valoir très cher, justement parce qu’une idée peut changer le monde. On en arrive même au paradoxe suivant : cette oeuvre Io sono a été pendant les mois de juin et de juillet l’oeuvre la plus commentée sur les réseaux sociaux. Et elle a même été copiée et ces faux d’une oeuvre immatérielle se sont vendus sur Ebay des milliers d’euros. A une époque où des empires par exemple ont été bâtis sur des divinités qu’on ne peut voir, on en est encore à reprocher à un artiste de tenter de faire imaginer l’invisible.

Une anguille déjà bien décriée

Garau n’a pas peur de se retrouver seul face à ses détracteurs, tel est sans doute le rôle de l’artiste. Il se souvient qu’il a réalisé il y a quelques années une sculpture en métal pesant plus de 9 tonnes et de 12 m de haut, représentant une anguille dans sa ville natale, Santa Giusta, afin d’y célébrer la particularité de ses eaux[2]. Cela avait fait déjà un énorme scandale, surtout auprès des jeunes qui se sont moqué de cette oeuvre sans doute parce qu’elle voulait honorer la culture de cette région de Sardaigne. Toute oeuvre d’art, qu’elle soit visible ou invisible, doit choquer, doit provoquer des discussions et des querelles sinon ce n’est pas une oeuvre d’art. Quand je réalise une oeuvre, déclare-t-il en insistant, je ne le fais pas pour scandaliser. Le scandale vient après ou ne vient pas, même s’il ne veut pas vraiment reprendre à son compte ce que Dali disait à ce sujet : l’important c’est qu’on en parle, en mal ou en bien. Et il ajoute que c’est la preuve que l’oeuvre a touché son public. Dans ces deux oeuvres qui vont être présentées à Milan, le blanc c’est la pensée, et la couleur c’est la réalisation. Toute oeuvre se partage en ces deux moments : la pensée et l’illustration matérielle de cette pensée. De mon côté, dit-il, je suis très attaché à l’immatériel car il occupe la plus grand part de la vie des hommes : on prie un dieu qu’on ne voit pas, l’argent est de plus en plus virtuel, et nos idées et nos rêves nous ne les voyons pas. Tout devient de plus en plus immatériel et la crise du Covid nous l’a appris. D’ailleurs, cette société de plus en plus axée sur l’Internet nous apprend que nous sommes cernés par l’immatérialité. La question la plus importante est de se demander pourquoi elle fait scandale quand il s’agit du domaine de l’art et pourquoi elle devient de plus en plus tolérable quand il s’agit de la vie sociale… Le tatouage, de plus en plus répandu jusqu’à l’absurde, est devenu presque le symbole de notre société. En effet, déclare Garau, peu importe que le tatouage soit beau ou non, l’important c’est de l’avoir sur sa peau. La plupart des tatouages sont horribles, impossibles à regarder si bien que je peux affirmer que personne n’en voudrait si je les reproduisais une toile en faisais encadrer. Et pourtant, les gens se les font graver sur leur propre corps. C’est une folie incompréhensible qui se base en plus sur les phénomènes de mode et de groupe, précipité de notre monde actuel. Le mieux serait alors de proposer des tatouages invisibles, suis-je en train de penser lorsque Salvatore Garau me rappelle par la fenêtre alors que je suis déjà dans la rue. Jean-Max, j’ai  un petit cadeau pour vous. J’ai beaucoup aimé votre livre Depardieu à Cinecittà et j’ai écrit une préface s’il est réédité un jour. Revenez, je vais vous lire les premières lignes.

« Dès la première page, il est clair que la rencontre entre Depardieu et Fellini sera passionnante. L’histoire est le fruit de l’imagination de l’écrivain, mais nous sommes impliqués dans cette histoire comme si elle était plus que réelle ! D’autre part, qu’est-ce qu’il y a vraiment de réel ou de fiction dans la vie de chacun de nous ? Et encore moins dans la vie de ceux qui réinventent leur vie pour le travail…

Tenez, cher Jean Max, vous lirez la suite du texte chez vous, puis vous me direz ce que vous en pensez. »

Garau plie le papier, le met dans une enveloppe et me le tend.

Quand je rentre à l’hôtel, j’ouvre l’enveloppe. Les deux feuilles sont complètement blanches. »

 

Pour en savoir plus :

Buddha in contemplazione : https://www.youtube.com/watch?v=k0kbgXDMQUs

Afrodite piange : https://www.youtube.com/watch?v=sRqYZaXnVaY

Portrait de Salvatore Garau : https://youtu.be/M3DG86-jgBE

[1] Maurice Merleau-Ponty. Le Visible et l’Invisible suivi de Notes de travail. Gallimard, coll. Tel (n° 36), 1979.

[2] Anguilla di Marte. 2010, Santa Giusta (OR) Sardegna, ferro battuto e smaltato, h 12 metri, peso 9 tonnellate

 

Crédits photos : David Parenti et Paolo Sanna


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi