Rencontre avec Steve McQueen

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Sous ses airs de grizzli et malgré le sérieux de ses sujets, Steve McQueen est un vrai gentil. Un réalisateur exalté, amoureux de son médium, en quête de surprises et d´expérimentations.

Réveillé en pleine sieste pour cette interview, Steve McQueen bondit sur ses pieds en quelques secondes, comme un lutteur reprenant ses appuis. La scène nous projette dans Bear (1993), premiers pas de l’artiste sur la scène vidéo internationale. Dans ce court film hypnotisant, deux hommes (dont McQueen) se jaugent et s’aguichent. Ils sont noirs, nus et leur ambiguë ronde des corps s’achèvera en combat. Voilà qui posa les bases du style McQueen : charnel, dérangeant, fascinant. Epuisé mais aimable, curieux de savoir ce qu’on lui veut, mais spontanément peu bavard, le réalisateur anglais prend son temps pour livrer des réponses heureusement de plus en plus longues. Rencontre.

Après Hunger, vous n’étiez pas certain de tourner un nouveau long métrage. Qu’est-ce qui vous a ramené au cinéma ?

Trois heures et demi de conversation avec la scénariste Abi Morgan [Rendez-vous à Brick lane, La Dame de fer, ndlr]. Nous parlions des addictions en général, puis nous avons dérivé vers la dépendance sexuelle. Les potentiels et la difficulté de ce nouveau sujet m’ont ramené à la vie. Sans difficulté, il n’y a pas de responsabilité du réalisateur.

A ce moment là, était-il évident que vous tourneriez à nouveau avec Michael Fassbender ?

Je n’ai toujours eu que Michael en tête. Nous avons commencé un voyage ensemble, nous le poursuivons.

Comment s’est imposé le choix de tourner à New York ?

Par hasard. Abi et moi cherchions des personnes qui accepteraient de nous parler de leur obsession sexuelle, ou des experts de cette pathologie. Je comptais tourner à Londres, mais nous n’y avons trouvé personne. C’est aux Etats-Unis que l’on nous a présenté deux des personnes qui nous ont inspiré le personnage de Brandon.

Pensez-vous vraiment que l’obsession sexuelle de Brandon soit le sujet du film ? Finalement, elle n’est que le symptôme de quelque chose de plus profond. Peut-être aurait-il pu souffrir de n’importe quelle autre addiction…

[Il réfléchit longuement] Effectivement, peut-être que ce film ne parle pas de sexe, mais tout simplement de relations et d’intimité. De communication et de malentendus qu’on essaye en vain de régler. Cela passe par le contact, en l’occurrence un contact sexuel, mais l’essentiel est ailleurs.

Est-ce une vue de l’esprit que de penser que Hunger et Shame se rejoignent ?

Ils se rejoignent… Ou plutôt, ils s’éloignent dans des directions diamétralement opposées. En cessant de se nourrir, Bobbby Sands fit de son corps une arme et l’outil possible de sa libération [combattant de l’IRA emprisonné par le gouvernement britannique, il dénonça le statut des prisonniers républicains irlandais en menant une grève de la faim jusqu’à la mort, ndlr]. Brandon pense lui aussi se libérer en disposant de son corps, mais l’effet inverse se produit puisqu’il s’emprisonne lui-même.

Le scénario nous livre un minimum d’éléments sur le passé de Brandon et sa sœur. Pourquoi taire ces informations ?

Je n’ai pas essayé d’être mystérieux, mais de raconter une histoire qui nous soit familière à tous. C’est pour cette raison que Sissy et Brandon ne parlent jamais de leurs parents, par exemple. On a bien compris que le sujet était tabou pour eux, ce serait donc ridicule qu’ils se mettent à dire : « Tu te souviens quand papa ou maman faisait ci ou ça ? ». Chacun de nous se rend au cinéma avec son histoire, ses bagages et comble les trous du récit à sa manière. Je veux que le spectateur se dise « Ça, je peux le comprendre et j’imagine ce qui a pu arriver à ces personnages pour qu’ils en arrivent là ». Peu importe si tout le monde n’a pas la même interprétation. Le public est intelligent, je n’ai pas besoin de lui raconter en long en large et en travers l’enfance de Brandon et Sissy. Moi même, je ne sais pas exactement ce qui est arrivé à mes personnages autrefois.

Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus sur vos personnages pour construire une histoire ?

Bon, peut-être que j’ai une petite idée de leur bagage familial… Mais vous aussi et votre interprétation a autant de valeur que la mienne. Peu importe lequel d’entre nous a raison. Quand Bobby De Niro se présente au patron d’une compagnie de taxi, il dit qu’il est vétéran du Vietnam [dans Taxi Driver, de Martin Scorcese, ndlr]. Est ce que c’est vrai ? On n’en sait rien. C’est à vous de vous forger une opinion. Chacun sa responsabilité.

C’est la deuxième fois que vous employez le mot « responsabilité ». Cherchez-vous à faire travailler l’imagination du spectateur ?

Travailler ? Pas vraiment… Ou alors un travail inconscient, qui consiste à observer et interpréter de tous petits détails. Prenons par exemple la scène où Sissy chante dans le bar [une reprise du « New York New York » de Liza Minnelli, ndlr]. On comprend qu’elle s’adresse à Brandon, que cela a quelque chose à voir avec leur passé commun et que sa présence à New York fait ressurgir quelque chose… On devine que cette chanson cache quelque chose, mais peu importe quoi exactement. Encore une fois, je n’essaye pas d’être mystérieux mais de rendre les choses familières.

Ne craignez-vous jamais de dissuader vos spectateurs ?

Je comprends ce que vous voulez dire, mais nous avons tous nos secrets, nos zones d’ombres. J’accepte de me présenter à vous, mais je ne vous dirai pas tout sur moi. C’est ainsi que nous nous présentons aux gens en permanence : en ne livrant que quelques informations. Mes personnages font de même.

A un moment seulement, Sissy et Brandon se dévoilent. Ils sont assis sur le canapé du salon et nous les observons de dos. Comment avez-vous abordé cette scène ?

Mon idée n’était pas de fournir des informations au spectateur, mais de rendre visible, palpable, leur désir et leur impossibilité à être proches l’un de l’autre. J’adore cette scène, je la trouve assez triste, mais magnifique. Dans la vraie vie, Carey a un frère et Michael et moi avons chacun une sœur. C’est un hasard qui nous a aidés tous les trois à comprendre cette étrange dynamique d’amour-haine.

Avant même le scénario, c’est l’esthétique de vos films, incroyablement travaillée, qui interpelle le spectateur. Vos réalisations en tant que cinéaste prolongent-elle vos précédents travaux artistiques ?

Je ne sais vraiment pas. Je ne suis même pas sûr de faire de l’art quand je tourne un film. Dès que je mets les pieds sur un tournage, je deviens Mister Magoo [personnage de dessin animé surexcité, ndlr]. Je bondis partout avec ma caméra et mes micros, je crie « action ! » et j’attends de voir ce qu’il se passe. Cela peut vous sembler exagéré, mais je vous assure que c’est vrai. Au fond, je suis convaincu que la « mauvaise » chose à faire est souvent la bonne chose à faire.

Est-ce ce qui vous a conduit à écourter vos études au département de cinéma de l’université de New York ?

Absolument. J’ai quitté NYU au bout de trois mois, non pas à cause de la qualité des cours – c’est une excellente école – mais parce que j’avais l’impression d’apprendre un métier au lieu d’explorer un art. Je me sentais comme dans un cirque chinois : on allait m’apprendre à maîtriser tout un tas de techniques, mais pas à me trouver et à m’exprimer en tant qu’individu. Alors je suis retourné à Londres et à mes études d’art.

Votre volonté d’expérimenter s’atténue-t-elle avec l’âge ?

Pas du tout. Il faut expérimenter ! Toujours ! D’ailleurs, chaque film est une expérimentation. Un réalisateur ne peut pas simplement s’extasier sur le fait que la caméra tourne, à moins de filmer du théâtre. L’étendue des possibilités face à une caméra, c’est ça qui m’excite. Sur un tournage, je veux de la magie. Tenez, vous voulez un exemple de magie ? Souvenez-vous de cette scène dont nous parlions, où Sissy et Brandon discutent sur le canapé. Il était prévu que Michael crie à Carey : « Tu dis m’aider ? Mais en quoi est-ce que tu m’aides ? ». Mais je ne savais pas ce qu’il allait faire de ces deux phrases. Spontanément, il a attrapé le visage de Sissy et à ce moment précis, l’atmosphère bascule. C’est pour ce type de moments que je fais ce métier.

Est-ce ce qui fait de Michael Fassbender votre acteur fétiche ?

Parfaitement ! Parce que Michael est un artiste, toujours à l’affut de quelque chose. Comme un chien de chasse qui ne lâcherait pas avant d’avoir trouvé ce qu’il cherche. Surtout, il a le pouvoir de surprendre, de produire de la magie et de la beauté à l’écran. Qu’est ce qu’un réalisateur peut demander de plus ? J’ai un autre exemple de magie pour vous. Brandon vient de se disputer avec Sissy, qui a foutu le boxon dans son appartement. Il saisit la batte de baseball qui traine dans le salon et avec, attrape l’écharpe de Sissy qui traine. Tout d’un coup, il la porte à son nez pour sentir son odeur. Ce moment était totalement improvisé. Michael a juste eu envie de le faire. Idem après avoir éteint le tourne-disque que Sissy avait laissé allumé. Michael est allé s’asseoir dans un coin du salon, près du radiateur. Exactement comme une boîte que l’on rangerait à sa place… Ce mouvement reflétait exactement Brandon et son besoin de concentration ! En tant que réalisateur, mon rôle est de créer l’environnement idéal pour qu’un acteur comme Michael se sente à l’aise et libre de produire ces moments. Je me sens comme un musicien de jazz. J’écris la musique, je m’occupe de l’harmonie et de la mélodie, jusqu’à ce que John Coltrane entre en scène et improvise dans le cadre que je lui propose…

Le personnage de Sissy est faussement secondaire, tant il semble conditionner le fragile équilibre de Brandon. Comment l’avez-vous construit et intégré au récit ?

Ce personnage est une clé dans notre scénario. Elle est celle par qui le rituel est rompu. Brandon est un obsédé sexuel, d’accord. Mais ce qui le caractérise, ce sont tous ses petits rituels : au réveil, dans sa salle de bain, sur le trajet du boulot, au travail… Que se passe-t-il quand le rituel est rompu par un proche surgissant du passé ? Quelqu’un qui le connaît mieux que personne ? Cela fait des années qu’il raconte des cracks à tout le monde, qu’il passe pour ce qu’il n’est pas. Mais avec sa sœur, ça ne prend pas et cette position le met mal à l’aise. Et puisqu’elle s’installe de force dans sa vie, il lui faut reconstituer un nouveau rituel. C’est l’entrée de Sissy dans le champ qui remet tout en cause dans la vie bien rangée de Brandon. Sans elle, jamais il n’aurait tenté l’expérience d’une relation « normale » avec Marianne [une charmante collègue de bureau, ndlr], même si, visiblement, ça ne fonctionne pas. Utiliser ce personnage pour donner corps au passé de Brandon fut l’un des aspects les plus excitants du film.

La notion de rituel était déjà au cœur de votre premier film…

Bien sûr ! Les rituels, encore et toujours ! Hunger se déroulait en milieu carcéral, les rituels étaient donc essentiellement formels puisque le rythme d’une prison repose entièrement sur ces habitudes quotidiennes. Mais dans les deux cas, la rupture du rituel est source de liberté.

En parlant de petites habitudes, pourquoi Brandon n’écoute-t-il que Bach alors qu’il semble voir une collection de vinyles bien fournie ?

Les compositions de Bach m’évoquent des équations mathématiques. Brandon aime les choses ordonnées, donc il aime Bach. Et s’il ne possède que des vinyles, c’est parce qu’il aime leur texture et qu’il tient à entretenir une relation physique avec la musique. Sissy, elle, écoute Chic. [Il chante le couplet de « I want your love »]. On est à l’exact opposé de Bach !

Comment a évolué votre cinéphilie depuis que vous faites des films ?

Je ne vais plus au cinéma autant qu’avant, mais je ne sais pas pourquoi. Sans doute parce que j’en ai fait mon métier. J’ai grandi en ingurgitant les classiques et pendant longtemps, j’étais capable de retourner voir un film trois ou quatre fois la même semaine. Quelques années de plus à ce rythme et j’étais bon pour une cure de vitamine D à vie. Aujourd’hui, ce qui m’attire, ce sont les performances « live ». Concerts de jazz, danse contemporaine… Peu importe tant que j’ai l’impression de participer, de faire partie du spectacle. Je veux qu’on m’inclue. Je veux du vivant. Et là, je vibre.

Propos recueillis à Paris par Pamela Pianezza


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