Rencontre avec Sophie Letourneur

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Troisième film de Sophie Letourneur à sortir en salles, « Les Coquillettes » marque la confirmation d’un style. Rencontre.

Depuis son premier long, La Vie au ranch (2010), Sophie Letourneur travaille la parole jusqu’à l’usure, donne à entendre celle des filles d’aujourd’hui, celles qui lui ressemblent en tous cas, l’inanité de leurs conversations, en les rendant toujours attachantes. Elle a trouvé son style, peut-être pas encore son public, elle s’en attriste. Elle se verrait bien tourner aux États-Unis, là où les personnages féminins sont mieux dessinés, plus légers. Elle aime Hong Sang-soo, rêve de comédies françaises qui ne sacrifieraient pas à la mise en scène. Rencontre pour Les Coquillettes, où elle part avec deux copines profiter du festival de Locarno, où pâtes et bières remplacent pour elles champagne et petits fours.

Vos précédents films étaient très écrits. Celui-ci donne l’impression de s’être fait de manière très spontanée…

Il a pourtant été très préparé en amont. Il y avait 80 pages de scénario, les dialogues étaient écrits, les comédiennes et moi-même étions au taquet. Concernant le reste des acteurs et des décors, c’était beaucoup plus improvisé. On est venu en repérages pour avoir le planning du festival, des invités, des soirées… Sur place, le plan de tournage a été fait en fonction, et le moment venu, on a un peu fait avec ce qu’on avait. Sans l’aide du festival, rien n’aurait été possible. Une grande partie du film réside dans le tournage à Paris, réalisé de façon très écrite, avec des dialogues appris par cœur, bien préparés. La voix off représente 60 à 70% des dialogues du film, même si c’est tellement imbriqué avec les dialogues à Locarno que ça donne une impression de flot continu. À Locarno, il n’y aucun son direct, uniquement un son témoin : tout a été reconstruit à Paris, aussi bien la sensation d’espace que les bruitages. Du coup, j’ai pu diriger les acteurs au sein même des scènes. Les comédiens secondaires, eux, étaient plus dans un jeu à l’aveugle, ludique, ce qui peut donner une impression d’improvisation. Ils n’anticipaient pas du tout leurs dialogues. J’ai plus tendance à faire confiance aux non professionnels qu’aux acteurs. Tous les acteurs professionnels n’auraient pas pu tourner de cette manière-là : il n’y avait pas l’attention normalement portée à eux dans un tournage ordinaire.

Pouvez-vous présenter les filles, Carole et Camille ?

Carole est monteuse, elle a travaillé sur Le Marin masqué (2012), puis est devenue ma colocataire. Camille est l’assistante de mon producteur, elle m’a beaucoup aidée sur la sortie de La Vie au ranch. On est parties toutes les trois à Cannes présenter le film, qui était sélectionné à l’Acid, en 2010, et c’est là qu’on a eu l’idée de faire Les Coquillettes. Elles ont une personnalité très forte : chez Camille, j’ai tout de suite vu la grande actrice comique, et elle en a joué : elle a vu ce qui me faisait rire et en a rajouté. Carole était son pendant parfait pour leur duo car elles sont opposées dans leur rapport au monde : l’agacement qu’éprouve Carole par rapport à Camille, je le trouvais intéressant.

Pourquoi avoir choisi Locarno, un festival moins prestigieux que Cannes ou Venise ?

Tourner à Cannes, c’était impossible – déjà qu’on a du mal à rentrer dans les soirées, alors à moins d’être très amie avec Gilles Jacob… J’étais invitée à Locarno pour présenter Le Marin masqué, et en préparant le film, j’ai trouvé amusant d’insister encore plus sur le côté lose et cheap du festival. Je ne voulais pas montrer la Piazza Grande ou Depardieu et Harrison Ford, mais des filles qui ont l’impression d’aller à Cannes, trouvent ça glamour, alors que c’est comme si elles étaient au festival du court de Grenoble en plein air… Qui est un très bon festival ! Même si je l’avais fait là-bas, ça aurait été le Cannes des soirées où on ne rentre pas et où on passe notre temps sous la pluie… On est traité comme de la merde, même quand on a le bonheur de présenter un film à la Quinzaine, comme ça a été mon cas : c’est pas pour autant que j’ai pas monté les marches !

Vous poursuivez l’observation de la vacuité des conversations entre copines, et faites surgir le comique d’anecdotes…

C’est un truc qui m’amuse, que j’adore faire. Ça me détend vraiment de dire des conneries avec mes copines, d’être super légère, de délirer sur des détails anodins voire ridicules. C’est comme un passe-temps, un retour à l’adolescence aussi – ça fait du bien quand on est écrasé par des problèmes d’adulte de retrouver un peu de fraîcheur. Il y a des garçons et mêmes des filles qui réagissent hyper mal en se disant « mais qu’est-ce que c’est que ces cruches » ?! Après, c’est une histoire de sensibilité. Elles ne sont pas du tout sérieuses, j’assume complètement le côté pouffe. Ça fait du bien de parler pendant des heures, de faire l’historique des textos… Pour les relations amoureuses, on peut se faire le film mille fois pour savoir ce qui se passe, c’est un thème qui n’a ni âge ni milieu social. Et il n’y a pas de réponse : ce que pense l’autre, ce qu’il a voulu dire. Les textos et Facebook nourrissent vachement ça : on imagine plein de choses quand on n’a pas la personne en face de nous. Ça favorise la fiction.
 
 

Sophie, Carole et Camille

La Vie au ranch
et Le Marin masqué étaient des films très personnels. Y a-t-il encore de vous, dans
Les Coquillettes ?

Ah oui, bien sûr, même si j’essaye de me distancier de moi. J’aimerais avoir accès à un public plus large, que mes films soient mieux distribués, vus par un milieu moins pointu… Le fait que ça se déroule dans un festival de cinéma a joué contre moi : « Ah, c’est un film sur le milieu ». Alors que les mêmes blagues auraient été possibles dans un autre contexte. Peut-être que j’aurais pu mieux le vendre. C’est quelque chose auquel je réfléchis.

Vous avez été déçue d’être mal comprise par le passé, adoubée par la critique mais assez peu vue. Ce film-là est plus accessible. Quel accueil est pour vous le plus important : celui du public ou de la critique ?

Celui du public. De film en film, j’ai des prises de conscience. Mon prochain long ne sera pas une comédie, j’assumerai de ne pas faire beaucoup d’entrées. C’est un film très personnel, que j’écris depuis 4 ans et qui va être difficile, je pense. Pour le suivant, j’essaierai un mode de production plus classique. Jusqu’à présent, j’ai accepté des contraintes liées au manque d’argent : pour la suite, j’aimerais accepter des contraintes de financement pour pouvoir faire en sorte que le film trouve son public. Je suis toujours déçue que les jeunes de 20 ans ne puissent pas voir mes films. À Strasbourg, en promotion, des filles de 25 ans qui ne sont pas du tout dans le milieu ont vu le film et étaient mortes de rire. Ça me fait plus plaisir que quand il s’agit de critiques de cinéma.

Vos films sont très drôles, mais à contre-courant de la comédie française…

Mais c’est l’horreur, la comédie, en France ! C’est prendre les gens pour des cons. Les jeunes regardent tous des séries américaines, ils ont raison ! Si Les Coquillettes tourne sur Internet, j’espère qu’ils le téléchargeront. Moi, quand j’étais aux Arts déco, j’aurais détesté le film ! J’étais intello à l’époque : à 20 ans, on est puriste ! J’aimais les films difficiles. Et j’ai l’impression qu’il y a un public pour mes films que je n’arrive pas à atteindre. Je ne dirais pas qu’il y a un propos féministe, mais il y a une autre proposition du personnage féminin, et j’aimerais que ce soit plus ouvert. On est comme ça, on n’a pas à faire semblant d’être autrement. Le vrai problème des comédies françaises, c’est l’absence totale de mise en scène. Dans les années 80, il y avait des films comiques avec une vraie mise en scène : La Chèvre (Francis Veber, 1981), Les Fugitifs (Francis Veber, 1986), Et la tendresse? Bordel ! (Patrick Schulmann, 1978)

C’est ce à quoi vous tendez ?

Oui, mais est-ce que c’est possible aujourd’ hui? La comédie est devenu un produit commercial, très compartimenté : il y a quelqu’un qui écrit, puis un faiseur derrière la caméra, des réalisateurs de pub parfois… Du coup, il n’y a pas de cohérence d’un point de vue de la production.

En faisant des films d’une autre manière, vous n’avez pas peur de sacrifier à ce qui fait la richesse de votre travail ?

Si ! Mais si je n’essaye pas, je vais passer ma vie à me plaindre que mes films soient mal distribués. Il faudrait que je fasse l’expérience d’une comédie avec des acteurs connus. Si on me demande d’écrire des personnages complètement lisses et faire en sorte qu’on voit leur cul toutes les 2 secondes, ça n’a aucun intérêt. Mais je trouve passionnante l’idée de devoir faire des concessions. Je ne considère pas mon travail comme une œuvre d’art. J’ai fait des concessions liées au manque de moyens ; je suis prête à en faire d’autres, sans être moins inventive pour autant. Ça va être délicat, mais j’espère que les qualités de mes films ne sont pas dues à leur côté fauché.

 

La Vie au ranch

On vous a parfois comparée à Hong Sang-soo…

Ah, lui, il est complètement génial ! In Another Country (2012), c’est extraordinaire. Je me sens très proche de sa manière de faire, très instinctive et en même temps très construite. On voit qu’il prend un plaisir dans la déconstruction, la géométrie… Ce que je trouve hyper beau, c’est son naturel, cette facilité à faire les choses. Je l’ai aussi, et j’aimerais surtout ne pas la perdre. Hong Sang-soo a fait des choix très courageux pour continuer à faire les films de cette façon. Après avoir été chez MK2, il a décidé de faire un film par an depuis Night and Day (2008), et il est horriblement mal distribué en France… J’adore son autodérision, cette espèce de critique de lui-même, en même temps toujours tendre. Oui, c’est vraiment un modèle pour moi.

Vos films semblent affranchis de toute référence. Avez-vous néanmoins des inspirations ?

Oui, bien sûr. Jean Rouch, par exemple, j’ai été très très fan. J’ai vu tous ses films. Moi un noir (1958), c’est hyper intéressant au niveau du son, avec la voix off. Cocorico Mr. Poulet (1974) aussi, un docu-fiction avec un ton hyper drôle. Éric Rohmer m’a beaucoup inspirée sur Le Marin masqué : le travail sur le son vient directement de La Boulangère de Monceau (1963), de la manière dont la désynchronisation du son post-synchronisé apportait une poésie pour des dialogues complètement anodins. Après, j’adore La Boum (Claude Pinoteau, 1980), La Chèvre… Et la nouvelle comédie américaine comme celle de Judd Apatow. Supergrave (2007), c’est un très beau film, très émouvant. Ça me nourrit. C’est limite mauvais-goût – et c’est quelque chose que j’adore – mais c’est grave, dans le fond. L’escalator à la fin, c’est déchirant ! J’ai l’impression que dans le cinéma français, on ne peut pas être à la fois drôle et profond. Pour Les Coquillettes, on m’a dit que mes héroïnes semblaient américaines. Mais non, à Paris, il y a des filles comme ça, même si elles ne sont pas ce dont rêve le cinéma d’auteur.


Propos recueillis par Jean-Baptiste Viaud – Mars 2013

À lire : la critique des Coquillettes

Titre original : Les Coquillettes

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Durée : 75 mn


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