Quand les réalisateurs filment leur ville fétiche

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Pour « The Town », Ben Affleck replongeait sa caméra au coeur de Boston et de sa banlieue. La récente sortie DVD du film est l’occasion de revenir sur ces metteurs en scène qui ont ancré leur cinéma dans un cadre urbain bien particulier, celui-là même qui les a vu grandir.

Ben Affleck est né sous le soleil de la Californie mais a passé sa prime jeunesse à Cambridge, une ville voisine de Boston dont elle n’est séparée que par la rivière Charles. Issu d’un milieu populaire, l’acteur-réalisateur n’a pas oublié ses racines, puisqu’il en tire l’essence géographique et la veine sociale de son cinéma. Il avait déjà situé dans la ville de son enfance le scénario de Will Hunting (écrit en 1997 à deux mains avec son pote de toujours Matt Damon, lui aussi un gamin de Boston) où il racontait l’histoire d’un jeune surdoué vivant dans un quartier défavorisé. Il y a également fait ses débuts derrière la caméra avec Gone Baby Gone, un premier long métrage remarqué et remarquable, adapté d’un roman de Dennis Lehane (l’auteur de Mystic River et de Shutter Island entre autres). Pour son deuxième film, c’est cette fois un livre de Chuck Hogan, Le Prince des braqueurs, qui l’a poussé à revenir sur les lieux de son enfance.

The Town
, puisqu’il en est question ici, se réfère à Charlestown, quartier populaire de la capitale du Massachusetts dont on apprend qu’il compte parmi ses habitants – en majorité d’extraction irlandaise – une proportion peu ordinaire de braqueurs de banques. Il paraît qu’il en existe des dynasties entières, qui se transmettent leur savoir-faire de génération en génération. À travers ce récit et plus encore que dans son premier film, Ben Affleck délivre toute l’intensité de l’ambiance urbaine dans une vision sombre et désenchantée mais dont surgit ça et là une grande affection pour ses personnages. Car s’il est clairement dans l’empathie, le réalisateur n’édulcore jamais son propos. Par le prisme du polar ou du thriller d’action, il propose une chronique réaliste de ces habitants pris dans les filets d’un destin poisseux dont ils ont tant de mal à s’extraire. Il insiste du même coup sur le poids du milieu social et comment le parcours de ces gens doit être envisagé à l’aune de leur environnement. Et c’est en cela que le film a l’étoffe d’un excellent polar urbain (cf. la récente thématique du Coin du cinéphile qui était consacrée à ce genre).

Big Apple, un décor propice à tous les genres cinématographiques

Ben Affleck n’est pas le seul metteur en scène, loin s’en faut, à avoir lié son oeuvre à une ville de manière récurrente. En premier lieu, comment ne pas évoquer New York, son cadre propice aux tournages, théâtre d’innombrables films et de réalisateurs légendaires qui ont pleinement contribué à façonner sa légende. New York, ses gratte-ciel, ses nombreux petits quartiers qui correspondent à autant de modes de vie, et le symbole même du multiculturalisme. Autant de décors potentiels pour le cinéma indépendant et intimiste ou au contraire pour les grosses productions. Le réalisateur et scénariste Jean-Claude Carrière observait d’ailleurs : "Le cinéma a fait de New-York un lieu étrangement familier, une ville où nous avons tous voyagé un jour ou l’autre, sans même y être jamais allé."

Dans les années 1970 et 1980, plusieurs réalisateurs qui ont vécu et vivent encore à New York, ont proposé des visions très personnelles de la métropole américaine. Woody Allen en est le parfait exemple : il est né et a vécu dans le quartier de Brooklyn et habite maintenant au cœur de Manhattan. La plupart de ses films (souvent ses meilleurs) s’y déroulent : Annie Hall (1977), Manhattan (1979), Broadway Danny Rose (1984), Hannah et ses sœurs (1986), Radio Days (1987), Meurtre Mystérieux à Manhattan (1993)… Le réalisateur a prouvé sa fascination pour sa ville, mais c’est un amour sélectif. Sa géographie de New York se limite à un quartier bien défini, en gros l’Upper West Side. Le point de vue de Woody Allen est aussi empreint de nostalgie et de romantisme. Il avoue bien volontiers avoir cherché à arranger les choses. Ainsi, New York est plus rêvée que décrite par le cinéaste. Cette vision idéalisée lui est d’ailleurs reprochée par certains cinéastes comme Spike Lee. Lieu fondamental de sa filmographie, il a cependant montré plus récemment un intérêt prononcé pour les grandes villes européennes (quatre oeuvres londoniennes avec Match Point, Scoop, Le Rêve de Cassandre, et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, Barcelone dans Vicky Cristina Barcelona, bientôt Midnight in Paris et un prochain film qui sera tourné à Rome).

Martin Scorsese est un autre cinéaste profondément marqué par son appartenance à la grande cité américaine. Né dans le Queens, il vient s’installer très jeune avec sa famille dans Elisabeth Street, au cœur de Little Italy (l’identité italo-américaine sera d’ailleurs un thème récurrent de ses longs métrages). Comme Allen, il est fasciné par New York et la plupart de ses films importants s’y déroulent : Mean Streets (1973), sans doute son œuvre de fiction la plus autobiographique, Taxi Driver (1976), New York-New York (1977), Raging Bull (1980), La Valse des pantins (1983), After Hours (1985), Les Affranchis (1990). Pour Scorsese, la ville est un formidable réservoir d’images et d’idées. Le cinéaste possède d’ailleurs une aptitude particulière à filmer la cité, avec ses mouvements frénétiques, ses sons assourdissants ou stridents. New York est aussi un cadre idéal pour ses personnages angoissés. Le chauffeur de taxi, interprété par Robert de Niro dans Taxi Driver parcourt en tout sens les rues de la ville, comme s’il était pris dans une nasse.

Parfois, la vision de Scorsese est plus souriante. Dans After Hours, le personnage incarné par Griffin Dunne vit une nuit de cauchemar dans le quartier de Soho. Mais ses mésaventures sont tournées en dérision, traitées comme une farce du subconscient, à la limite du rêve. Cette obsession du cinéaste pour New York se retrouve dans des films plus récents, comme À tombeau ouvert ou Gangs of New York. Dans ce dernier, il s’intéresse aux origines de la ville, avant la modernité mais déjà marquée par la violence et les conflits ethniques (les natives s’opposant aux immigrants irlandais).

Spike Lee est en tête de file des cinéastes afro-américains, apparus dans les années 1980. S’il est né à Atlanta en Géorgie, il a passé sa jeunesse à Brooklyn dans le quartier noir de Bedfort-Stuyvesant, où se déroule l’action de Do the right thing (1989). A l’instar de ses collègues new-yorkais, la plupart de ses films ont été réalisés dans le même cadre urbain, de Nola Darling (1986) à Girl 6 (1996), en passant par Mo’ Better Blues (1989), et surtout Crooklyn (1994), qui raconte son enfance heureuse dans un Brooklyn plutôt rose. Spike Lee s’est d’ailleurs vu critiqué pour sa vision presque idyllique du ghetto. Dans Do the right thing, les petites maisonnettes de Bed-Stuy ont un aspect propret et bien léché, la peinture de la communauté est haute en couleur, à la limite du cliché et ce tableau a été jugé peu crédible par beaucoup. Il affirme pourtant avoir voulu refuser "toute noirceur exotique". Dans La 25e heure (2002) et son atmosphère post-11 septembre, il réalise une scène marquante : un long monologue interprété par Edward Norton dans lequel le personnage passe ses nerfs sur toutes les communautés new-yorkaises et leurs clichés. Mais il faut plutôt y voir un hommage détourné à cette ville et à la force de son multiculturalisme.

                                          Manhattan (1979)                                                                                   La 25e heure (2002)                                         

 
La place de la ville chez les cinéastes français
Là encore, difficile d’établir une liste exhaustive, mais quelques réalisateurs sortent du lot dans l’importance accordée au cadre urbain. Notamment les cinéastes de la Nouvelle Vague qui portent un réel intérêt aux quartiers où ils vivent (Quartier Latin, Champs-Elysées). Ils ne manquent pas de s’en servir dans leurs oeuvres les plus autobiographiques. On pense bien sûr aux 400 coups (1959) de François Truffaut mais aussi aux Cousins (1959) de Claude Chabrol ou encore à La Boulangère de Monceau (1962) d’Eric Rohmer. Plusieurs d’entre eux contribuent d’ailleurs au film collectif Paris vu par, produit par Barbet Schroeder en 1965. De jeunes cinéastes plus contemporains proposent à leur tour des visions très personnelles de la capitale, à l’image de Cédric Klapish dans Chacun cherche son chat (1995) et Christophe Honoré avec Dans Paris (2006).
Jacques Demy, lui, fut un metteur en scène attaché à sa ville de Nantes. Dès ses premiers pas dans le cinéma, il réalise des documentaires et des films de fiction qui s’y déroulent. Après une parenthèse parisienne de quelques années, il revient avec Lola, qui sort en 1960 et dont l’action se passe dans la cité portuaire qu’elle est à l’époque. Par la suite, il ne cessera jamais de faire exister dans ses films des références à sa ville natale, comme dans son grand succès, Les Parapluies de Cherbourg (1964), où il multiplie les allusions au lieu de Lola, le Passage Pommeraye. Et avec une oeuvre comme Une chambre en ville (1982), il fait encore de Nantes son endroit de tournage.
 
Robert Guédiguian ancre son cinéma à Marseille. Profondément amoureux de la ville qui l’a vu naître, la plupart de ses films ont été tournés dans la cité phocéenne qui, bien plus qu’un simple décor, fait partie intégrante de son oeuvre, au même titre que la petite famille cinématographique qui l’accompagne toujours. De Marseille, il choisit de montrer plus particulièrement le quartier de son enfance, celui de l’Estaque, célèbre pour son port que les peintres impressionnistes ont immortalisé au début du siècle dernier. Il y arpente les rues, les maisons, les immeubles, naviguant entre ciel, terre et mer. "Pourquoi irais-je planter ma caméra dans une ville que je ne connais pas ?" déclarait-il  en 2008.
 
Sans doute la réponse est-elle tout simplement là, les cinéastes ne filment jamais aussi bien que les lieux qui leur sont chers et qu’ils connaissent donc parfaitement. On pourrait également évoquer le cinéma autre que occidental, qu’il vienne d’Asie ou d’Amérique latine, le constat serait le même (les favelas de Rio traitées par Fernando Meirelles ou Tokyo dans beaucoup de longs métrages d’Ozu pour ne citer que ces exemples…).

The Town est disponible en DVD depuis le 9 février 2011, édité par Warner Home Video

 


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