Quand la ville dort (The Asphalt Jungle, 1950)

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Rêver un impossible rêve.

Quand la ville dortThe Asphalt Jungle. Comme trop souvent, il semble nécessaire de revenir au titre original du film pour en comprendre les enjeux, tant la traduction française s’en détourne. De fait, la ville sur laquelle s’ouvre le dixième film de John Huston n’est en rien endormie, bien au contraire. Car derrière un sommeil de façade, se cache une activité en plein essor, celle des marges : nightclubs, gangsters et petites frappes. Une vraie jungle urbaine donc, que John Huston met en scène dans toutes ses vicissitudes, en adaptant le roman éponyme de William R. Burnett, publié un an plus tôt. L’histoire en est très simple : tout juste sorti de prison, le docteur Erwin Riedenschneider entreprend le braquage d’une bijouterie et cherche à s’entourer d’hommes capables de mener à bien ce projet.

En plus de constituer une pièce majeure du film noir, il faut voir dans cette adaptation un des tous premiers classiques du « film de casse ». C’est surtout dans sa structure narrative que Quand la ville dort fait office de modèle, tant son schéma sera repris par une multitude de films mettant en scène leur propre « casse du siècle ». Ainsi, trois parties s’en dégagent, celles de la préparation – qui voit le recrutement d’une équipe de fortune : le conducteur, Gus (James Whitmore), le perceur de coffre, Louis (Anthony Caruso), le financeur, Emmerich (Louis Calhern), et l’homme de main, Dix (Sterling Hayden) -, de la mise en œuvre du casse, et du partage du magot. Si le déroulement semble très classique, le traitement qui est fait du cambriolage, le supposé point d’orgue du film, est quant à lui très original. Moment de bascule, ce casse à moitié raté (la police intervient et un des hommes est blessé) n’en demeure pas moins anecdotique dans sa durée, tout autant que dans son traitement cinématographique. Sans aucune emphase, John Huston le montre au même niveau que le reste du film – beauté du noir et blanc, sens du cadrage -, cet épisode ne constituant en rien le climax de L’Ultime razzia (Stanley Kubrick, 1956) ou, plus récemment, le tour de force de Ocean’s Eleven (Steven Soderbergh, 2001). Ce nivellement de la mise en scène contribue à diffuser, en filigrane, toute la noirceur du film, celle-ci se cachant tout autant dans une discussion entre deux hommes autour d’une table que dans un casse à un million de dollars qui tourne mal.

 

  

À travers ce choix, c’est tout le style de John Huston qui transparaît, tant chez lui la valeur de l’action se calcule à l’aune de ce qu’elle produit sur les personnages. Reprenant le souci qui était celui de Burnett, le cinéaste se concentre sur la description et le cheminement psychologique de ses protagonistes, depuis leurs motivations jusqu’aux conséquences qu’engendre le cambriolage sur leurs vies. Dans une courte introduction au film, le réalisateur met d’ailleurs l’accent sur son véritable propos, citant une phrase prononcée dans l’œuvre pour en résumer les enjeux : « Nous travaillons tous pour nos vices ». Ainsi, chaque personnage apparaît sous l’angle de ses fêlures, lesquelles, exacerbées par les évènements, nous les rendent terriblement touchants. Si le charisme fou de Sterling Hayden fait immédiatement de Dix le centre de toute la dramaturgie, Huston prend néanmoins le temps de façonner chacun des personnages pour les amener, sur la durée, à exister. Ce n’est que progressivement que Doll (Jean Hagen) prend une place auprès de Dix, alors que bientôt on ne verra plus qu’elle ; ce n’est que progressivement que l’humanité d’Emmerich prend corps, à travers la relation morne qu’il entretient avec sa femme ou ses rapports avec sa maîtresse (la toute jeune Marylin Monroe, magnifiant déjà l’ingénue parfaite), chacun de ces moments nous montrant un homme sur le déclin continuant de vivre dans le mirage d’un pouvoir qui l’a depuis très longtemps quitté.
Le cambriolage n’est alors jamais présenté sous l’angle de l’enrichissement aveugle et cupide. Il ne sert que des fantasmes et, film noir oblige, ne peut que mener les personnages à leur perte. Si, une fois la police sur le coup, chacun essaie de s’en sortir à sa façon, on sait depuis trop longtemps que la fuite n’est plus une option. Trop forte pour ces malfrats, la ville a depuis trop longtemps modelé leurs vies pour les laisser s’échapper maintenant. Chacun semble englué dans son bitume et s’extirper de son aura est alors impossible. Fuir n’était qu’une illusion et, dans un final d’un grand onirisme, Dix et Riedenschneider ne peuvent que s’avouer vaincus. Se réfugiant dans le rêve, ils ne font qu’effleurer du doigt l’ultime vision de leur échec.

Titre original : The Asphalt Jungle

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Durée : 112 mn


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