Merci pour le cinéma : Hommage à Claude Chabrol

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Ces quelques mots pour saluer le cinéaste français le plus « familier » qu’on ait connu.

Vous souvenez-vous du jour où vous vous êtes découvert(e) cinéphile ? Celui où, suite au visionnage d’un film, vous compreniez que plus rien ne serait comme avant, qu’il y avait là, sur l’écran, mille et un indices ne requérant secrètement que votre relève, votre accusé de réception ?

Permettons-nous le « je », pour une fois, la circonstance étant pour moi toute particulière. Apprenant la mort de Claude Chabrol, en ce dimanche 12 septembre 2010, ma réaction fut comme à peu près tout le monde celle d’une surprise mêlée de nostalgie immédiate. Surprise d’apprendre qu’à la suite d’Eric Rohmer en début d’année, la nouvelle figure clé de la Nouvelle Vague appelée à s’eclipser serait Chabrol le bon vivant, le grand rieur.

Non que d’autres me semblaient plus disposés à nous quitter, mais simplement, pour dire les choses telles que je les pense : de tous, Chabrol était à mon sens assurément le plus proche de nous, de notre quotidien, le plus accessible. Sa disparition, en raison notamment de cette familiarité inhérente à sa présence régulière sur les plateaux télé (de Fogiel à Taddeï, en passant par la présentation sur France 3 en 2004 d’une émission sur la télévision), touche d’autant plus que l’homme semblait se refuser à s’apparenter à un mythe, consentant à apparaître, au-delà du grand cinéaste qu’il était – malgré quelques œuvres très mineures –, comme un personnage publique, volontiers populaire.

 

                                                                                                         

Nostalgie en raison du souvenir de la découverte, il y a une quinzaine d’années, des films de Chabrol à la télévision. L’homme, qui ne cacha jamais son goût pour les programmes de pur divertissement (jeux télé, émissions de variété…), s’avère être presque logiquement celui, de tous les cinéastes de la Nouvelle Vague, dont les films furent le plus facilement adoptés par ce même médium. France 2 n’a en effet pas attendu son décès pour diffuser une première fois en prime-time L’ivresse du pouvoir (2006), ce film délicieusement clair dans ses intentions, s’inspirant ouvertement de l’affaire Elf en masquant à peine les référents directs de ses personnages.

Chaque année, au moins cinq films de Claude Chabrol étaient diffusés à 20h50 sur France télévision, eu égard sans doute à une grande lisibilité susceptible de rassurer le grand public, tout en préservant l’aspect vénéneux des satires sociales qu’ils demeuraient. Si bien que sa mort est susceptible d’émouvoir davantage hors du milieu cinéphile que celle de Rohmer, en raison d’une proximité de l’œuvre ayant fait de lui au fil des ans quelque chose comme le réalisateur du « téléfilm français idéal ». Nombre d’acteurs de seconde main, de figurants de sagas télévisées, de jolies filles issues du Juste Prix traversèrent ainsi les plans chabroliens, ce dernier travaillant sans rien dire mais en nous faisant confiance à faire de la France que nous connaissons tous, celle dans laquelle nous vivons, en partie par le prisme du médium le plus influent, la matière première de ses fictions.

Sa grandeur fut pourtant de ne pas céder au cynisme du simple jeu des références et correspondances. Quelque chose dans cette esthétique déflationniste, ce cinéma domestique truffé de caméos de vedettes plus ou moins immémoriales finissait par émouvoir au-delà du clin-d ’œil bouffon. Peut-être l’idée que jamais Chabrol ne se contentait de tirer profit du potentiel caricatural de ces apparitions, que si ces derniers acceptaient de jouer le jeu de ce cinéma, c’est bien qu’une affection profonde animait d’évidence la proposition.

Le plus beau étant surtout que ce goût pour le populaire, la « culture basse » n’interdisait aucunement la tenue d’une note éminemment artistique, d’une musique bien singulière faisant de ses films de magnifiques photographies, peintures ou récits d’une certaine actualité française. C’est sans doute du constat que plus personne ne saurait désormais tirer pareille inspiration, par le biais du cinéma, du plus que commun que résulte aujourd’hui cette tristesse si particulière, si différente de celle ayant accompagné la nouvelle du décès de son frère d’arme de la Nouvelle Vague.

La discrétion de Rohmer faisait de lui, dont le cinéma n’était pas moins inspiré par le monde qu’il observait, la France qu’il connaissait, une figure volontairement recouverte par la dimension de son œuvre. Rohmer, c’était avant tout, surtout dans le cadre de la pure cinéphilie, l’auteur de Ma nuit chez Maud, Pauline à la plage ou L’anglaise et le duc. L’admiration pour son travail, l’extrême précision, l’intelligence sans faille de son art pouvait, pour qui ne l’eut pas fréquenté, prévaloir sur une idée réelle de l’homme, dont par ailleurs les ambiguïtés politiques ne manquèrent pas de modérer certains hommages.

 

 

Claude Chabrol, auteur lui aussi de nombre de chefs-d’œuvre entre Le beau Serge (1957), premier film officiel de la Nouvelle Vague, produit grâce à l’héritage de sa première épouse, et Bellamy (2009), beau film conclusif ayant surtout marqué sa collaboration tardive avec Gérard Depardieu, restera à l’inverse pour beaucoup autant – sinon davantage – comme la figure familière qu’il était devenu que comme l’auteur de ses seuls films. Peut-être parce-que lui-même tendit plus d’une fois la perche, avouant sans rougir que nombre de ses réalisations des années 70-80, succédant à ses œuvres majeures inaugurales, étaient avant tout des productions alimentaires.

S’assurant surtout de pouvoir tourner à un rythme suffisamment soutenu pour que l’intervalle temporel séparant deux films soit idéalement inférieur à deux ans. Vie d’homme et métier de cinéaste s’accordaient ainsi en toute transparence, la plupart de ses collaborateurs devenant ses amis proches, la réputation d’homme de goût (en matière de gastronomie comme de cinéma) accompagnant chaque souvenir de tournage évoqué par ses acteurs. Cet attachement des acteurs – devenus – chabroliens au cinéaste, dont les témoignages dignes mais émus d’Isabelle Huppert, Nathalie Baye ou encore Gérard Depardieu de ces dernières heures sont le signe supplémentaire travaille surtout à distinguer Chabrol de tous ces génies réputés tortionnaires sur les plateaux parmi lesquels figuraient selon les rumeurs Maurice Pialat ou Stanley Kubrick.

Au-delà de l’homme, que restera-t-il des films de Claude Chabrol ? Qu’est-ce qui en définitive garantit à son œuvre une prospérité, sinon équivalente en terme de cohérence, au moins voisine en terme d’apport au cinéma français – international ? qui sait – de celle d’un Truffaut ou d’un Rohmer ? Répétons-le : sa proximité, sa correspondance malicieuse avec son temps. Au moins autant que Buñuel ou Ferreri, Chabrol sut représenter, donner corps dans ses images aux fantasmes, aux projections les moins avouables de l’homme de tous les jours. Jamais ouvertement sexué (Violette Nozière reste de mémoire son film le plus « déshabillé »), ce cinéma pointa pourtant avec ô combien de pertinence les liens sournois unissant rapports de classe et guerre des sexes. Ses plus beaux héros étaient des héroïnes (celles bien sûr incarnées par Huppert, mais pas seulement) dont la grande victoire restait, à défaut de remporter la bataille dans le cadre d’une société obstinément patriarcale (d’Une affaire de Femme à La fille coupée en deux, en passant par Madame Bovary ou encore le magnifique et méconnu Betty), de laisser aux hommes l’illusion d’être dépositaires de la raison, tout en se réservant l’espace d’une douce ironie.

 

Le cinéma de Chabrol est cruel mais pas méchant, ses coups d’éclat (Le Boucher, La cérémonie, Merci pour le chocolat…) d’autant plus remarquables que discrets, comme en sourdine. C’est sans doute cette impression que ses films étaient prioritairement des secrets, l’intuition que les caractères qu’il brossait dans ces paysages majoritairement provinciaux étaient moins des caricatures de français moyens que des incarnations de possibles manières de vivre, se représenter, s’exprimer qui m’interpella tant, lorsque je découvris Masques à la télé, il y a une quinzaine d’années.

De même que Brian de Palma ou Maurice Pialat semblèrent au même moment, de manière très distincte, m’indiquer à peu près la même chose : que le cinéma, bien plus qu’un simple spectacle, était une invitation à rester à l’affut du moindre motif caché dans la surface de l’image, qu’à partir de presque rien, il fallait évidemment soupçonner presque tout. Qu’un film pouvait d’autant mieux ressembler à la vie que celle-ci gagnait souvent à prendre acte de cette ressemblance, voir en elle son sacre en même temps que sa nécessaire interrogation.

©Moune Jamet


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